«Une Journée de nô»

éd. Gallimard-UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives-Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres re­pré­sen­ta­tives-Connais­sance de l’Orient, Pa­ris

Il s’agit de «Sa­ne­mori» 1 et autres nô. Les Ja­po­nais ont le rare pri­vi­lège de pos­sé­der, en propre, une forme de drame ly­rique — le «» 2 (XIVe-XVe siècle apr. J.-C.) — qui mal­gré la dif­fé­rence ab­so­lue des tra­di­tions, des su­jets et de cer­tains modes d’expression, peut être com­pa­rée, sans trop de pa­ra­doxe, à la tra­gé­die grecque du siècle de Pé­ri­clès. Comme cette tra­gé­die, le nô fut tout d’abord le dé­ve­lop­pe­ment et comme l’annexe des chants, danses et chœurs qui ac­com­pa­gnaient la cé­lé­bra­tion des cé­ré­mo­nies re­li­gieuses. Une déesse, disent les Ja­po­nais, inau­gura cette forme théâ­trale, et voici dans quelles cir­cons­tances, si l’on en croit le «Ko­jiki». Grande-Au­guste-Kami-Illu­mi­nant-le-Ciel, ir­ri­tée des mé­chan­ce­tés de son frère, dé­cida, un jour, de se ca­cher dans la grotte ro­cheuse du ciel dont elle barra la porte. De ce fait, le ciel et la terre furent plon­gés dans de pro­fondes té­nèbres. Et cha­cun, on le pense bien, était fort in­quiet. Les huit mil­lions de dieux se ras­sem­blèrent alors sur les bords de la Voie lac­tée, pour dé­li­bé­rer des me­sures qu’il conve­nait de prendre, afin de faire ces­ser cette si­tua­tion cri­tique. Confor­mé­ment à leur avis, on es­saya bien des ruses pour for­cer Grande-Au­guste-Kami-Illu­mi­nant-le-Ciel à sor­tir de sa grotte, mais au­cune ne réus­sit. C’est alors que Ma­jesté-Fé­mi­nine-Uzu-Cé­leste eut l’idée d’exécuter une danse ori­gi­nale : «Se coif­fant de branches de fu­sain cé­leste… elle ren­versa un fût vide de­vant la porte de la grotte et cla­qua des ta­lons. Tout en dan­sant jusqu’au pa­roxysme elle dé­cou­vrit sa poi­trine et baissa la cein­ture de son vê­te­ment jusqu’à son sexe. Alors la Haute-Plaine-du-Ciel de­vint bruyante, et les huit mil­lions de “ka­mis” se mirent à rire» 3. Grande-Au­guste-Kami-Illu­mi­nant-le-Ciel, in­tri­guée, entr’ouvrit la porte de sa pri­son vo­lon­taire. La lu­mière re­pa­rut au ciel et sur terre. Le di­ver­tis­se­ment di­vin de ce temps-là fut, dit-on, le pre­mier des nô.

La langue des nô est d’une éru­di­tion telle qu’elle est pra­ti­que­ment in­com­pré­hen­sible au pro­fane

Les au­teurs des nô ne se piquent pas d’originalité. Ils ont cou­tume d’introduire dans leurs pièces toutes les bribes de poé­sie clas­sique et de prose boud­dhique que leur four­nissent leurs sou­ve­nirs des an­ciens écri­vains. La langue des nô est d’une éru­di­tion telle qu’elle est pra­ti­que­ment in­com­pré­hen­sible au pro­fane. On re­pré­sente ha­bi­tuel­le­ment cinq pièces au cours d’une séance, et on in­ter­cale entre elles, en guise d’intermède co­mique, des «kyô­gen» 4 — des «farces» — qui ont l’avantage d’être plus ac­ces­sibles. La scène se ré­duit à un cadre sé­vère où n’apparaît que le pin vert de la pa­roi du fond. Le dé­cor est, non pas dans des ac­ces­soires ma­té­riels, mais dans les gestes lents et maî­tri­sés des ac­teurs; dans la ré­ci­ta­tion du chœur aux mo­du­la­tions étranges et per­çantes; dans la mu­sique qui ex­celle à rendre, par la ma­gie de la sug­ges­tion, l’illusion mer­veilleuse de tous les sons demi-ar­ti­cu­lés de la Terre : le sou­pir du vent à tra­vers les branches du pin, le bruit de l’eau qui tombe, le tin­te­ment des cloches loin­taines, les san­glots étouf­fés, le fra­cas de la guerre, l’écho du tis­se­rand frap­pant l’étoffe neuve contre le mé­tier de bois, le cri des grillons. C’est la nu­dité même de la scène qui laisse au spec­ta­teur ce champ libre, cet es­pace de mé­di­ta­tion et de rêve, ce «car­re­four des songes» («yume no chi­mata» 5) dont un émi­nent spé­cia­liste du nô 6 di­sait que «le fran­çais était la seule langue as­sez pré­cise pour rendre, avec pré­ci­sion, toute l’imprécision».

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de «Sa­ne­mori» : «Je suis le fan­tôme de Sa­ne­mori : tan­dis que son âme erre sur les Voies des En­fers, son es­prit est resté en ce monde, en ce monde in­con­sis­tant où son cœur en­core s’obstine, deux siècles déjà et plus se sont écou­lés, mais sans trou­ver le sa­lut, à Shi­no­hara sur l’étang dont les vagues vaines battent le ri­vage, ni la nuit, ni le jour ne dis­tin­guant… ne sa­chant si c’est songe, ne sa­chant si c’est réa­lité, rien qu’illusion!» 7

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En ja­po­nais «実盛». Haut
  2. En ja­po­nais . Par­fois trans­crit «noh» ou «nou». Haut
  3. «Le “Ko­jiki”», p. 83-84. Haut
  4. En ja­po­nais 狂言. Au­tre­fois trans­crit «kyo­guenn». Haut
  1. En ja­po­nais «夢のちまた». Haut
  2. Zen­maro Toki. Haut
  3. p. 210. Haut