Lesseps, « Journal historique du voyage. Tome II »

XVIIIᵉ siècle

XVIIIe siècle

Il s’agit de la re­la­tion « Jour­nal his­to­rique du voyage » de Jean-Bap­tiste de Les­seps, seul sur­vi­vant de l’expédition La Pé­rouse dont il était l’interprète. Né à Sète, en France, il em­brassa la car­rière di­plo­ma­tique où son père l’avait pré­cédé, et où il sera suivi par son frère et son ne­veu. Ayant ac­quis de bonne heure une pro­fonde connais­sance de la langue russe, il fut at­ta­ché, en 1785, à l’expédition La Pé­rouse. Sa pré­sence pou­vait être d’autant plus utile que cette ex­pé­di­tion avait à re­lâ­cher dans les ports de l’Asie russe. En 1787, les na­vires la Bous­sole et l’Astrolabe, après deux ans de cir­cum­na­vi­ga­tion, mouillèrent à Pe­tro­pav­lovsk1, à l’extrémité de la presqu’île du Kamt­chatka. Le jeune Les­seps y fut chargé de la mis­sion de convoyer en France les pré­cieuses cartes et dé­pêches re­cueillies jusque-là. Les lettres de La Pé­rouse té­moignent en plu­sieurs en­droits du res­pect qu’il por­tait à notre in­ter­prète et de la foi qu’il avait en lui. Et il fal­lait une vraie foi pour lui don­ner une sem­blable mis­sion, non seule­ment dan­ge­reuse en cette par­tie du monde, mais en­core rem­plie d’obstacles, à une époque où les moyens de trans­port étaient ru­di­men­taires et rares : « M. de Les­seps que j’ai chargé de mes pa­quets », écrit La Pé­rouse, « est un jeune homme dont la conduite a été par­faite pen­dant toute la cam­pagne [de dé­cou­verte], et j’ai fait un vrai sa­cri­fice à l’amitié… en l’envoyant en France ; mais il est vrai­sem­bla­ble­ment des­tiné à oc­cu­per un jour la place de son père en Rus­sie. J’ai cru qu’un voyage par terre, au tra­vers de ce vaste Em­pire, lui pro­cu­re­rait les moyens d’acquérir des connais­sances utiles à notre com­merce et propres à aug­men­ter nos liai­sons avec ce royaume ». Les­seps ne pou­vait se dou­ter qu’il ne re­ver­rait au­cun des membres de l’équipage ; mais les adieux n’en furent pas moins bou­le­ver­sants et pleins de larmes, comme le rap­porte son « Jour­nal » : « Qu’on juge de ce que je souf­fris lorsque je les re­con­dui­sis aux ca­nots qui les at­ten­daient ; je ne pus ni par­ler ni les quit­ter. Ils m’embrassèrent tour à tour ; mes larmes ne leur prou­vèrent que trop la si­tua­tion de mon âme. Les of­fi­ciers, tous mes amis qui étaient à terre re­çurent aussi mes adieux. Tous s’attendrirent sur moi ; tous firent des vœux pour ma conser­va­tion… »2

Tan­dis que les na­vi­ga­teurs re­pre­naient la mer et dis­pa­rais­saient pour tou­jours à l’horizon, Les­seps échap­pait à la plus triste des morts en tra­ver­sant par voie de terre, dans toute leur lon­gueur, la Si­bé­rie et la Rus­sie, per­clus de froid, de faim, ex­té­nué de fa­tigue, mais sou­tenu par la gran­deur de sa mis­sion. Notre in­ter­prète pro­fita de ses haltes à tra­vers les dé­serts de glace et de neige où il dut s’arrêter, pour re­cueillir de nom­breuses in­for­ma­tions sur les peu­plades ré­pan­dues dans ces contrées — sur les Kamt­cha­dales, les Ko­riaks, les La­moutes, les Tchouktches, etc. Elles furent l’occasion pour lui d’en ob­ser­ver les mœurs, les oc­cu­pa­tions, les danses, d’en dé­crire la forme des ca­banes et d’en faire le vo­ca­bu­laire. Adop­tant avec sa­ga­cité leurs ha­bi­tudes, il fut le pre­mier Fran­çais à conduire des traî­neaux à chiens et à chaus­ser des skis. Au terme de sa har­die équi­pée, au cours de la­quelle il ne dé­pensa en tout et pour tout que deux mille roubles, il ar­riva à Pa­ris dans un cos­tume kamt­cha­dale si pit­to­resque, que tout le monde le pria de le conser­ver pour être pré­senté au roi ; ce qu’il fit. Louis XVI le re­çut avec hon­neur, dé­cida d’imprimer son « Jour­nal » aux frais de l’État et mon­tra Les­seps aux dames de la Cour, « près des­quelles », dit-on en sou­riant3, « il eut beau­coup de suc­cès ».

per­clus de froid, de faim, ex­té­nué de fa­tigue, mais sou­tenu par la gran­deur de sa mis­sion

Voici un pas­sage qui don­nera une idée de la ma­nière de Les­seps : « Mes guides se hâ­tèrent de m’avertir du dan­ger ; et de peur de nous éga­rer, ils furent d’avis de nous ré­fu­gier près de là, dans une yourte aban­don­née dont ils avaient connais­sance… Nous y ar­ri­vâmes mor­fon­dus et cou­verts de neige. Ce fut à qui des­cen­drait le pre­mier pour se mettre à l’abri de la tem­pête, mais quatre pieds de neige en bou­chaient l’ouverture. Nous prîmes le parti de ran­ger nos traî­neaux en haie, puis avec nos ra­quettes, au dé­faut de pelles, nous tra­vaillâmes à nous frayer un pas­sage. Cette be­sogne dura une heure ; il nous man­quait une échelle pour pé­né­trer dans l’intérieur ; le plus hardi ris­qua d’y sau­ter, et les autres le sui­virent. Nous tom­bâmes sur des tas de loups ma­rins tout ge­lés, et dont quelques-uns avaient été à moi­tié dé­vo­rés, sans doute par les ani­maux vo­races à qui, dans le fort de l’hiver, ce sou­ter­rain dut par­fois ser­vir de ta­nière »4.

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  1. En russe Петропавловск. Au­tre­fois trans­crit Pé­tro­paw­lovsk ou Saint-Pierre et Saint-Paul. Haut
  2. « Tome I », p. 4-5. Haut
  1. Na­po­léon Ney, « F. de Les­seps écri­vain ». Haut
  2. p. 147-148. Haut