«Les Années de formation [ou : un véritable stoïcien, Attale]»

dans Pierre Grimal, « Sénèque, ou la Conscience de l’Empire » (éd. Fayard, Paris), p. 247-262

dans Pierre Gri­mal, «Sé­nèque, ou la Conscience de l’Empire» (éd. Fayard, Pa­ris), p. 247-262

Il s’agit d’Attale le phi­lo­sophe 1 (ou At­tale le stoï­cien 2) dont Sé­nèque parle tou­jours avec im­mense res­pect. Il était, nous dit Sé­nèque le père 3, un «homme de grande élo­quence, et entre les phi­lo­sophes que nous avons vus de notre âge, le plus sub­til et le mieux-di­sant». Ce pré­di­ca­teur d’origine grecque laissa une im­pres­sion pro­fonde et un sou­ve­nir du­rable chez le jeune Sé­nèque, qui sui­vit ses le­çons à Rome et qui ci­tera pieu­se­ment des bribes de son en­sei­gne­ment dans ses œuvres de vieillesse, et tout par­ti­cu­liè­re­ment dans ses «Lettres à Lu­ci­lius», comme si les belles sen­tences d’Attale gra­vées dans son cœur d’adolescent lui re­ve­naient plus vi­vaces et plus pré­gnantes que ja­mais. Voici com­ment il en parle : «Je me rap­pelle ce que nous di­sait le maître At­tale au temps où nous as­sié­gions son école — pre­miers à nous y rendre, der­niers à en sor­tir — l’attirant même du­rant ses pro­me­nades en quelque dis­cus­sion… “Il faut que [vous] soyez exempts de tout be­soin, si vous vou­lez dé­fier Ju­pi­ter, qui n’a be­soin de rien”» 4. At­tale fai­sait l’éloge, à tous ceux qui vou­laient l’entendre, de la pu­reté des mœurs, de la fru­ga­lité, de l’indépendance in­té­rieure, de la fer­meté in­vin­cible, du dé­dain des choses su­per­flues. Il s’évertuait à prou­ver que tout ce qui dé­passe les bornes du be­soin est un far­deau in­utile et ac­ca­blant pour ce­lui qui le porte. Ses élèves sor­taient de son école plus mo­destes, plus tem­pé­rants, plus amis de la conti­nence qu’ils ne l’étaient en y en­trant. Il leur ra­con­tait vo­lon­tiers com­ment, un jour de fête, il avait vu pas­ser tout ce qu’il y avait de «tré­sors» à Rome : des vais­selles ci­se­lées dans l’or et l’argent, des ten­tures sur­pas­sant le prix de ces mé­taux, des étoffes ap­por­tées des fron­tières les plus re­cu­lées, une double file d’esclaves, mâles et fe­melles, dans tous les at­traits de leur pa­rure; bref, toutes les ma­gni­fi­cences dont s’était ac­ca­paré l’Empire le plus puis­sant qui vou­lait, pour ainsi dire, pas­ser en re­vue sa gran­deur. «[À quoi sert] cette pompe triom­phale de l’or?», s’était dit At­tale 5. «Est-ce pour ap­prendre [la cu­pi­dité et] l’avarice que nous sommes ve­nus de toutes parts ici? Mais, ma foi… mon mé­pris des ri­chesses tient non pas à leur in­uti­lité seule­ment, mais à leur fu­ti­lité! As-tu vu», avait-il pensé, «comme il a suffi de peu d’heures pour qu’un dé­filé ce­pen­dant bien lent, bien com­passé, ache­vât de s’écouler? Et nous rem­pli­rions notre vie en­tière de ce qui n’a pu rem­plir une jour­née?… Tourne-toi bien plu­tôt vers la vraie ri­chesse. Ap­prends à te conten­ter de peu! Écrie-toi avec toute la fierté d’une grande âme : “Ayons seule­ment de l’eau, de la [bouillie]; par là, ri­va­li­sons de fé­li­cité avec Ju­pi­ter même”!» At­tale avait aussi l’habitude de faire cette com­pa­rai­son ima­gée, qui frap­pait éner­gi­que­ment l’esprit de ceux qui l’écoutaient : «Tu as bien vu un chien guet­tant, gueule ou­verte, les bouts de pain ou de viande que lui lance son maître? Tout ce qu’il at­trape est tout de suite avalé tel quel; et il de­meure béant, dans l’espérance du mor­ceau qui va ve­nir. La même chose nous ad­vient. Nous at­ten­dons… tout ce que la for­tune nous jette, nous l’engloutissons aus­si­tôt sans le sa­vou­rer, sur le qui-vive, l’esprit an­xieu­se­ment tendu vers la conquête d’une autre proie. Au sage, cela ne sau­rait ad­ve­nir : il est ras­sa­sié» 6.

«Ayons seule­ment de l’eau, de la [bouillie]; par là, ri­va­li­sons de fé­li­cité avec Ju­pi­ter même!»

At­tale in­ci­tait ses élèves à culti­ver la phi­lo­so­phie non pas seule­ment dans un but in­tel­lec­tuel, mais en­core et sur­tout pour se dé­faire de quelques vices, pour re­ce­voir quelques règles de vie, pour rendre leur âme plus lé­gère et plus agile en la se­vrant de tous les dé­sirs illi­cites ou même ac­ces­soires : «Qui s’est mis au so­leil», di­sait At­tale 7, «bru­nira son teint, bien qu’il n’y soit pas venu pour cela. Qui aura fait [une] longue séance dans la bou­tique d’un par­fu­meur em­por­tera sur sa per­sonne l’odeur du lieu. On ne sort pas non plus du cours d’un phi­lo­sophe sans avoir tiré de là, né­ces­sai­re­ment, quelque chose d’assez fort pour pro­fi­ter même aux in­at­ten­tifs.» Dans son be­soin de dé­voi­ler les er­reurs, les maux de son siècle, il ne mé­na­geait per­sonne — pas même les au­to­ri­tés — «ayant sur les rois droit de cen­sure» 8. Ir­rité peut-être par sa li­berté de ton, le pré­fet Sé­jan (de l’an 15 à l’an 31 apr. J.-C.) en­verra At­tale en exil.

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En la­tin At­ta­lus phi­lo­so­phus. Haut
  2. En la­tin At­ta­lus stoi­cus. Haut
  3. «Les Contro­verses et Sua­soires», ch. II, sect. 12. Haut
  4. «Lettres à Lu­ci­lius», lettre CVIII, sect. 3, lettre CX, sect. 20. Haut
  1. «Lettres à Lu­ci­lius», lettre CX, sect. 15-18. Haut
  2. «Lettres à Lu­ci­lius», lettre LXXII, sect. 8. Haut
  3. «Lettres à Lu­ci­lius», lettre CVIII, sect. 3. Haut
  4. «Lettres à Lu­ci­lius», lettre CVIII, sect. 13. Haut