Il s’agit de Toukâ-râm 1, poète mystique marathe (XVIIe siècle apr. J.-C.), dont les milliers de « Psaumes » (« Abhang » 2) montrent la plus haute inspiration et constituent l’un des points culminants de la poésie religieuse hindoue. La vie de ce petit boutiquier devenu célèbre dévot nous est bien connue, autant grâce aux détails qu’il nous fournit lui-même dans certains de ses « Psaumes » que grâce aux relations de ses disciples. Son père avait une boutique dans un obscur village, perdu au milieu des terres à millet. Et quelle boutique ! Une pauvre échoppe plutôt, où le propriétaire se tenait accroupi au milieu de son étalage, entre des sacs de grains et des bottes de piments. Mais tous les ans, pendant trois semaines, il fermait la boutique et, avec son fils, il prenait le chemin du pèlerinage de Pandharpour. Trois semaines merveilleuses ! Ils traversaient des villages pavoisés pour l’arrivée des pèlerins, comme s’il s’était agi de l’arrivée d’un roi. À chaque étape où ils s’arrêtaient, c’était la fête, le bruit, les rires ! Enfin, l’enchantement de Pandharpour : « Adieu, adieu, Pandharpour ! », dit Toukâ-râm (psaume XXIV). « Les pèlerins se mettent en voie. Ils marchent dans le souvenir des cérémonies qu’ils ont vues. Paroles dites ou entendues ont gravé l’amour en leur cœur. Ils vont, parmi les bannières ocres, les cymbales et les tambours. Ils se racontent leur bonheur. » Mais tout ce bonheur s’évanouit le jour où le père de Toukâ-râm mourut. Plus de jeux, plus de prières ! Un cauchemar de soucis s’abattit sur les épaules de Toukâ-râm, qui devint, à quinze ans, boutiquier à son tour. Et voici que survint une année de grande famine. L’épouse qu’il avait prise entre-temps, mourut en gémissant : « Du pain, du pain ! » (psaume II). Ce malheur le couvrit de honte : « La vie », dit-il, « me devint insupportable ; mon commerce périclitait sous mes yeux… Je décidai alors de suivre mon ancien penchant [pour les dévotions]. À la fête du onzième jour 3, je me mis à chanter l’office ; mon esprit, sans pratique, était gauche. J’appris par cœur, dans la confiance et le respect, certaines paroles des saints ; quand ils entonnaient un psaume, je reprenais après eux le refrain : la foi purifia mon esprit ». Peu à peu on vint l’écouter. Les disciples se firent de plus en plus nombreux autour de lui. Mais il dut faire face, en même temps, à une sourde opposition du milieu brahmanique, qui voyait d’un mauvais œil l’ascension de ce paysan illettré. L’orage éclata le jour où une brahmane vint demander à Toukâ-râm de lui accorder l’initiation. Les autorités furent alertées, et des sanctions — ordonnées. Toukâ-râm s’y soumit : entouré de ses disciples en larmes, il descendit près de l’eau et lança, comme requis, les cahiers de ses « Psaumes » dans la rivière. Puis, il s’assit sur le bord et entra en méditation. Pendant treize jours, il resta sans manger, plongé dans une prière intense. Enfin, il dit : « Depuis treize jours je jeûne, et Toi, [mon Dieu], Tu n’es pas encore venu !… Je vais détruire ma vie, [mon Dieu]. Me voici maintenant à bout… Je pars noyer mon souffle dans la Candrabhâga 4 » (psaume L). À ces mots, les cahiers reparurent à la surface, et la rivière les déposa, intacts, aux pieds du dévot pleurant de joie. Désormais, l’opposition se tut.
« l’âme hindoue s’y révèle dans toute son élévation »
Il faut avoir entendu la foule pressée des pèlerins sur la route de Pandharpour scander, sans se lasser, ces « Psaumes », dont le refrain expire comme une sorte de cri prolongé et vibrant, pour en comprendre toutes les résonances. Dans ces instants, les mots ne sont plus ceux de Toukâ-râm, mais ceux d’un autre : « Ce n’est pas mon art qui les revêt de beauté ; le Nourricier cosmique me fait parler. Je ne suis qu’un rustre, moi ! Comment pourrais-je connaître les mots subtils ? Je parle, c’est [Dieu] qui parle. Mon unique fonction [c’est de] mesurer le chant » (psaume I). Au rythme des cymbales et des tambours oblongs, ces mots, maintes fois répétés par la bouche innombrable des pèlerins, pénètrent jusqu’en leurs entrailles ; le rythme de lui-même s’accélère, et voici bientôt tout le pèlerinage qui se met à danser : « Partout, je vois Tes empreintes… La terre où je me roule [est] Ton piédestal… De partout, mon Dieu, Tu me pénètres… Où irais-je ? Que ferais-je ? Sur mes lèvres, sur mon cœur, Ton nom toujours » (psaume XCVIII). Comme dit monseigneur Gabriel Khouri-Sarkis 5 : « Ces cantiques sont d’une beauté saisissante ; l’âme hindoue s’y révèle dans toute son élévation. Elle plane au-dessus de tout ce qui est terrestre, dans une sphère qu’on n’atteint que lorsqu’on a renoncé définitivement à tout ce qui est matière. Son expression est souvent naïve [et] surtout très imagée. Mais n’est-ce pas là le trait caractéristique de toute poésie orientale ? Le chrétien ne s’en étonnera pas. Le Christ lui-même se servait de paraboles pour mettre sa doctrine à la portée de son auditoire. » « Toukâ-râm », ajoute M. le père Guy-Aphraate Deleury 6, « est le chanteur inspiré qui a tout abandonné pour se livrer à un constant dialogue avec Dieu. [Il] sait découvrir pour lui, autour de lui, les choses sur lesquelles son constant dialogue avec Dieu s’appuie. Grâce à lui, les choses se mettent à parler, à révéler Dieu, permettant ainsi de réaliser cette extraordinaire pénétration du sacré dans le profane que l’on constate en Inde. »
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- le père Guy-Aphraate Deleury, « Prier avec Toukaram » dans « Studia missionalia », vol. 13, p. 53-63 [Source : Revue « Studia missionalia »]
- monseigneur Gabriel Khouri-Sarkis, « Compte rendu sur “Psaumes du pèlerin” » dans « L’Orient syrien », vol. 1, p. 479-480
- Louis Renou, « Les Littératures de l’Inde » (éd. Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, Paris).
- En marathe तुकाराम. Parfois transcrit Tookaram, Tukâ Râma ou Tukaram.
- En marathe « अभंग ». Parfois transcrit « Abhanga » ou « Abhaṃg ». Littéralement « Vers ininterrompus ».
- La « fête du onzième jour » est celle du dieu Viṭhobâ (विठोबा), dont le principal sanctuaire est à Pandharpour.
- La Candrabhâga (चंद्रभाग) est une rivière de l’Inde et du Pakistan. Elle prend sa source dans deux torrents de l’Himalaya (Candra et Bhâga) qui se réunissent à Tandi. Elle correspond à l’actuelle Chenab. « En te plongeant dans la rivière Candrabhâga, tous tes péchés se dissoudront aussitôt », dit Nâm-dev (« Psaumes du tailleur », psaume « Comment sortir du cycle des naissances »).
- « Compte rendu sur “Psaumes du pèlerin” ».
- « Prier avec Toukaram », p. 59-60.