Il s’agit du « Saikaku okimiyage »1 (« La Lune de ce monde flottant », ou littéralement « Présent d’adieu de Saikaku »2) d’Ihara Saikaku3, marchand japonais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consacra à l’art du roman, où il devint un maître incontesté, et le plus habile des écrivains. On compare la vivacité et la rapidité de son style à celles que l’on éprouve en descendant un torrent dans une barque. À la naissance de Saikaku, en 1642, le Japon était entré dans une période de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres civiles. Les fortifications rasées des villes avaient fait place à des quartiers de distraction, où les bourgeois mettaient à la poursuite du plaisir l’opiniâtreté et la passion qu’ils avaient autrefois apportées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Saikaku, vaste fresque de ce « monde flottant » (« ukiyo »4), prend pour sujets les marchands, les vendeurs, les fabricants de tonneaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les acteurs, les guerriers, les courtisanes. Les portraits de celles-ci surtout, très remarquables et osés, allant jusqu’à la vulgarité, font que l’on considère Saikaku comme un pornographe ; en quoi, on a grand tort. Car si on lui enlève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contribué à faire de lui le plus populaire écrivain de son temps, mais qui n’est cependant qu’un masque, et le plus trompeur des masques, on verra un psychologue hors pair, lucide, mais plein d’humour, toujours à l’écoute du « cœur des gens de ce monde » (« yo no hito-gokoro »5) comme il dit lui-même6. Avec lui, le Japon retrouve cette finesse d’observation qu’il n’avait plus atteinte depuis Murasaki-shikibu. « Dans ses ouvrages aussi francs qu’enjoués, Saikaku [décrit] tous les hasards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dénoncé dans les sermons des bonzes. Mais les héros de Saikaku ne tentent pas de lui échapper, ils mettent leur sagesse à s’en accommoder, et leur ironie à n’en être pas dupes. D’avance, ils acceptent tout ce que les hasards de ce monde voudront bien leur donner — et le hasard n’est pas chiche envers eux… Ces récits, on le voit, sont francs, cyniques, salaces. Libertins ? Non, on n’y trouve jamais viol ni dol, jamais cet accent de révolte et de défi qui relève les noires prouesses du libertinage occidental, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plaisirs, les héros de Saikaku n’ont pas à se [faire] scélérats », dit M. Maurice Pinguet7.
Les fortifications rasées des villes avaient fait place à des quartiers de distraction
Voici un passage qui donnera une idée du style du « Saikaku okimiyage » : « Un “furoshiki”8 pour envelopper son manteau de rechange permet de donner le change en société. Surtout en été, comment se sentir à l’aise si l’on ne peut en confier un au serviteur qui vous accompagne ? Autrefois, on faisait porter ses affaires dans une malle en osier qu’on attachait avec un vieux cordon de tambour, mais cela n’est bon que pour une cérémonie funèbre ou pour se rendre au tribunal. Aujourd’hui, les riches clients des quartiers de plaisir préfèrent les “furoshiki” en indienne de Kobatake ou encore ceux à larges raies en crêpe du Bengale. Prévoyant en pleine chaleur la fraîcheur de la soirée, ils y font mettre une tunique ou un vêtement de dessus et à les voir en compagnie d’un jeune serviteur alerte, même un fripier estimerait leur fortune à plus de trois cents “kanme”.
Il y avait dans le port de Naniwa9, dans les environs des canaux Yokobori, un homme qui s’était consacré exclusivement à ces deux occupations que sont les femmes et le vin. Le cœur chaque jour consumé par la passion, il s’était épris de la belle Fujisaki de la maison Shioya. Cette dernière, qui était pourtant une de ces filles des quartiers de plaisir qui s’achètent à prix d’argent, finit par mépriser les exigences de son métier et ne voulut plus rencontrer d’autres clients que lui »10.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Maurice Pinguet, « La Mort volontaire au Japon » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, Paris)
- Daniel Struve, « Ihara Saikaku, un romancier japonais du XVIIe siècle » (éd. Presses universitaires de France, coll. Orientales, Paris)
- Taniwaki Masachika, « La Réception du “Roman du genji” et Saikaku : les fondements de la conscience littéraire de Saikaku » dans « Autour de Saikaku : le roman en Chine et au Japon aux XVIIe et XVIIIe siècles » (éd. Les Indes savantes, coll. Études japonaises, Paris), p. 53-68.