Ôé, « “Seiji shônen shisu”, Mort d’un jeune militant »

dans Antonin Bechler, « “Ceci est mon corps” : l’économie de la violence chez Ôé Kenzaburô » (éd. électronique), p. 545-601

dans An­to­nin Be­chler, «“Ceci est mon  : l’économie de la chez Ôé Ken­za­burô» (éd. élec­tro­nique), p. 545-601

Il s’agit de la « d’un jeune mi­li­tant» («Seiji shô­nen shisu» 1) de M.  2, un des der­niers re­pré­sen­tants de la lit­té­ra­ture d’après-. Il na­quit dans une pé­ri­phé­rie du ap­pe­lée , et qui plus est, dans un vil­lage pé­ri­phé­rique de ce pays. C’était un beau vil­lage perdu au cœur des grandes fo­rêts de l’île de Shi­koku, où sa ha­bi­tait de­puis des cen­taines d’années sans que per­sonne ne s’en fût ja­mais éloi­gné; son père ve­nait d’y mou­rir. «L’ de la mort et de la fo­lie m’avait saisi pour ne plus me lâ­cher, de­puis la mort sou­daine de mon père», dit-il 3. À dix-sept ans, dans un ou­vrage d’un pro­fes­seur de Tô­kyô in­ti­tulé «Fu­ransu ru­ne­sansu dan­shô» 4Frag­ments de la fran­çaise»), M. Ôé dé­cou­vrait, avec un en­thou­siasme dé­bor­dant, les et le com­bat qu’ils avaient mené pour ré­pandre leurs idées. Et c’est pour étu­dier ces idées-là — ca­pables, pen­sait-il, de le pro­té­ger des ten­ta­tions ni­hi­listes d’un Mi­shima — qu’il quitta les fo­rêts na­tales et qu’il se ren­dit en ville pour prendre un train de pour Tô­kyô. L’idée de de­ve­nir le dis­ciple de M. Ka­zuo Wa­ta­nabé 5, ce pro­fes­seur de dont il fai­sait d’ores et déjà son maître à pen­ser pour la , était là pour le sou­te­nir dans l’épreuve que re­pré­sen­tait ce voyage. Dans l’immense mé­tro­pole, M. Ôé se mon­tra un étu­diant brillant, mais ren­fermé, so­li­taire, et bé­gayant à cause de son ac­cent pro­vin­cial dont il avait . La nuit, l’ennui le dé­pri­mait, et tout en pre­nant des tran­quilli­sants avec du whisky, il fai­sait des es­quisses de ro­mans. «Quand j’ai com­mencé à écrire des ro­mans, je me suis dit qu’un jour ils se­raient pu­bliés en par les édi­tions Gal­li­mard et que j’offrirais ce­lui qui me sem­ble­rait le mieux tra­duit à mon pro­fes­seur. Tout en gar­dant cette idée à l’esprit, j’ai tenté di­verses d’ ro­ma­nesque… C’est ce que j’ai tou­jours tenté de faire, et je ne le re­grette pas, mais j’ai aussi tou­jours eu le sen­ti­ment en pa­ral­lèle de ne ja­mais [avoir écrit] un li­béré de cette ob­ses­sion, équi­li­bré, bien construit», dit-il 6.

Dans ses pre­mières fic­tions, M. Ôé écri­vit dans un cru, cho­quant, âpre et sans nuances, qui re­pré­sen­tait as­sez bien l’époque d’après-guerre, le ré­cit d’un «bran­leur» de dix-sept ans de­venu ter­ro­riste et se don­nant la mort en criant : «Ah, ah, ah, vive l’Empereur!» Il ra­conta d’abord l’égarement de ce gar­çon d’extrême droite, avant de re­tra­cer, un mois plus tard, l’acte ter­ro­riste en lui-même. Té­moi­gnages à charge, «Se­ven­teen» et «Mort d’un jeune mi­li­tant» sou­le­vèrent de vives pro­tes­ta­tions de la part de l’extrême droite et va­lurent à notre au­teur la haine du­rable des nos­tal­giques du sys­tème im­pé­rial : «Tous les jours, à Tô­kyô, quand j’allais cher­cher le cour­rier à la porte, je trou­vais une ou deux lettres d’insultes. En pleine nuit, le té­lé­phone son­nait, et j’entendais à l’autre bout du fil des » 7. Une tris­tesse, un re­gret ir­ré­pa­rable sai­sit M. Ôé — le re­gret de ne pas avoir com­posé ces nou­velles avec plus d’habileté de fa­çon à ne pas pro­vo­quer la de l’ultranationalisme, tout en l’attaquant plus ef­fi­ca­ce­ment. Du­rant les deux an­nées sui­vantes, il tra­versa la crise la plus grave de sa vie. L’idée du l’obsédait; et même en étant re­venu sur l’île de Shi­koku, il vi­vait comme s’il lut­tait contre la montre. Deux an­nées avaient donc passé de­puis qu’il était de re­tour au vil­lage, lorsqu’eut lieu un évé­ne­ment qui le dé­li­vra, et qui dé­ter­mina toute sa pro­duc­tion lit­té­raire — la nais­sance de son fils men­ta­le­ment di­mi­nué. C’était un bébé anor­mal, «af­freux» va par­fois jusqu’à écrire M. Ôé 8, son crâne étant comme coiffé d’une bosse de la taille d’un poing; il ris­quait de plus de perdre la vue. Ce­pen­dant, par un geste de défi adressé au des­tin, le jeune père dé­cida d’assumer l’enfant et de vivre avec lui. Il lui donna le nom de Hi­kari, ce qui veut dire «lu­mière»; et de­puis plus de cin­quante ans, il lui dé­die une bonne par­tie de son , tout en conti­nuant à écrire : «Écrire et vivre avec mon fils se su­per­posent, et ces deux ac­ti­vi­tés ne peuvent que s’approfondir ré­ci­pro­que­ment», dit-il 9.

«Écrire et vivre avec mon fils se su­per­posent»

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de «Mort d’un jeune mi­li­tant» : «Avant le meurtre, pen­dant et après, je n’ai ja­mais ré­flé­chi sé­rieu­se­ment à ce qui al­lait m’arriver en­suite. Qu’est-ce que je pou­vais bien m’imaginer comme ave­nir? La mort, la mort sans crainte de ce­lui qui s’est aban­donné lui-même, la mort dans l’extase, et l’Empereur pour trans­cen­der la mort, pour en ar­ra­cher les griffes de la , lui qui change la peur en plai­sir pour en or­ner la mort! J’ai tué comme on se re­tourne un ins­tant sur le seuil pour sa­luer, avant d’entrer dans cette mai­son, celle de la mort su­crée comme une frian­dise, par­fu­mée comme une fleur. Tout est clair à pré­sent; la phrase de droite qui m’est ve­nue spon­ta­né­ment ce ma­tin : “don­ner ma vie pour le de­voir su­prême”, elle veut dire la même chose que : “dans la loyauté, il ne peut y avoir d’esprit in­di­vi­duel”. Je dois aban­don­ner mon per­son­nelle pleine de crainte, et plon­ger dans l’immense bra­sier de l’Empereur pur; et alors vien­dra l’extase des élus sans peur, l’orgasme per­pé­tuel, la jouis­sance sans fin…» 10

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • «Ôe Ken­za­burô, l’écrivain par lui-même : avec Ozaki Ma­riko» (éd. Ph. Pic­quier, Arles)
  • Phi­lippe Fo­rest, «La Beauté du contre­sens et Autres sur la » (éd. C. De­faut, coll. Al­la­ph­bed, Nantes)
  • Ken­za­burô Ôé, «Nos­tal­gies et Autres  : en­tre­tiens avec An­dré Si­ga­nos et Phi­lippe Fo­rest» (éd. C. De­faut, Nantes).
  1. En «政治少年死す». Icône Haut
  2. En ja­po­nais 大江健三郎. Icône Haut
  3. «L’, être fra­gile» («壊れものとしての人間»), in­édit en fran­çais. Icône Haut
  4. En ja­po­nais «フランス・ルネサンス断章». Icône Haut
  5. En ja­po­nais 渡辺一夫. Icône Haut
  1. «Ôe Ken­za­burô, l’écrivain par lui-même : en­tre­tiens avec Ozaki Ma­riko», p. 41-42. Icône Haut
  2. «Lettres aux an­nées de  : ro­man», p. 344. Icône Haut
  3. «Une Af­faire per­son­nelle : ro­man», p. 32. Icône Haut
  4. «Ôe Ken­za­burô, l’écrivain par lui-même», p. 82. Icône Haut
  5. p. 598. Icône Haut