Ôé, « Une Vie de chien »

dans Stéphane Nadaud, « Les Japons de Kenzaburô Ôé » (éd. Demopolis, Paris), p. 141-162

dans Sté­phane Na­daud, « Les Ja­pons de Ken­za­burô Ôé » (éd. De­mo­po­lis, Pa­ris), p. 141-162

Il s’agit de la nou­velle « Une Vie de chien » (« Ki­myô na shi­goto »1, lit­té­ra­le­ment « Un Drôle de tra­vail ») de M. Ken­za­burô Ôé2, un des der­niers re­pré­sen­tants de la lit­té­ra­ture d’après-guerre. Il na­quit dans une pé­ri­phé­rie du monde ap­pe­lée Ja­pon, et qui plus est, dans un vil­lage pé­ri­phé­rique de ce pays. C’était un beau vil­lage perdu au cœur des grandes fo­rêts de l’île de Shi­koku, où sa fa­mille ha­bi­tait de­puis des cen­taines d’années sans que per­sonne ne s’en fût ja­mais éloi­gné ; son père ve­nait d’y mou­rir. « L’angoisse de la mort et de la fo­lie m’avait saisi pour ne plus me lâ­cher, de­puis la mort sou­daine de mon père », dit-il3. À dix-sept ans, dans un ou­vrage d’un pro­fes­seur de Tô­kyô in­ti­tulé « Fu­ransu ru­ne­sansu dan­shô »4 (« Frag­ments de la Re­nais­sance fran­çaise »), M. Ôé dé­cou­vrait, avec un en­thou­siasme dé­bor­dant, les hu­ma­nistes et le com­bat qu’ils avaient mené pour ré­pandre leurs idées. Et c’est pour étu­dier ces idées-là — ca­pables, pen­sait-il, de le pro­té­ger des ten­ta­tions ni­hi­listes d’un Mi­shima — qu’il quitta les fo­rêts na­tales et qu’il se ren­dit en ville pour prendre un train de nuit pour Tô­kyô. L’idée de de­ve­nir le dis­ciple de M. Ka­zuo Wa­ta­nabé5, ce pro­fes­seur de lit­té­ra­ture fran­çaise dont il fai­sait d’ores et déjà son maître à pen­ser pour la vie, était là pour le sou­te­nir dans l’épreuve que re­pré­sen­tait ce voyage. Dans l’immense mé­tro­pole, M. Ôé se mon­tra un étu­diant brillant, mais ren­fermé, so­li­taire, et bé­gayant à cause de son ac­cent pro­vin­cial dont il avait honte. La nuit, l’ennui le dé­pri­mait, et tout en pre­nant des tran­quilli­sants avec du whisky, il fai­sait des es­quisses de ro­mans. « Quand j’ai com­mencé à écrire des ro­mans, je me suis dit qu’un jour ils se­raient pu­bliés en fran­çais par les édi­tions Gal­li­mard et que j’offrirais ce­lui qui me sem­ble­rait le mieux tra­duit à mon pro­fes­seur. Tout en gar­dant cette idée à l’esprit, j’ai tenté di­verses ex­pé­riences d’écriture ro­ma­nesque… C’est ce que j’ai tou­jours tenté de faire, et je ne le re­grette pas, mais j’ai aussi tou­jours eu le sen­ti­ment en pa­ral­lèle de ne ja­mais [avoir écrit] un ro­man li­béré de cette ob­ses­sion, équi­li­bré, bien construit », dit-il6.

Dans ses pre­mières fic­tions, M. Ôé écri­vit dans un style cru, cho­quant, âpre et sans nuances, qui re­pré­sen­tait as­sez bien l’époque d’après-guerre, le ré­cit d’un « bran­leur » de dix-sept ans de­venu ter­ro­riste et se don­nant la mort en criant : « Ah, ah, ah, vive l’Empereur ! » Il ra­conta d’abord l’égarement po­li­tique de ce gar­çon d’extrême droite, avant de re­tra­cer, un mois plus tard, l’acte ter­ro­riste en lui-même. Té­moi­gnages à charge, « Se­ven­teen » et « Mort d’un jeune mi­li­tant » sou­le­vèrent de vives pro­tes­ta­tions de la part de l’extrême droite et va­lurent à notre au­teur la haine du­rable des nos­tal­giques du sys­tème im­pé­rial : « Tous les jours, à Tô­kyô, quand j’allais cher­cher le cour­rier à la porte, je trou­vais une ou deux lettres d’insultes. En pleine nuit, le té­lé­phone son­nait, et j’entendais à l’autre bout du fil des in­jures »7. Une tris­tesse, un re­gret ir­ré­pa­rable sai­sit M. Ôé — le re­gret de ne pas avoir com­posé ces nou­velles avec plus d’habileté de fa­çon à ne pas pro­vo­quer la co­lère de l’ultranationalisme, tout en l’attaquant plus ef­fi­ca­ce­ment. Du­rant les deux an­nées sui­vantes, il tra­versa la crise la plus grave de sa vie. L’idée du sui­cide l’obsédait ; et même en étant re­venu sur l’île de Shi­koku, il vi­vait comme s’il lut­tait contre la montre. Deux an­nées avaient donc passé de­puis qu’il était de re­tour au vil­lage, lorsqu’eut lieu un évé­ne­ment qui le dé­li­vra, et qui dé­ter­mina toute sa pro­duc­tion lit­té­raire — la nais­sance de son fils men­ta­le­ment di­mi­nué. C’était un bébé anor­mal, « af­freux » va par­fois jusqu’à écrire M. Ôé8, son crâne étant comme coiffé d’une bosse de la taille d’un poing ; il ris­quait de plus de perdre la vue. Ce­pen­dant, par un geste de défi adressé au des­tin, le jeune père dé­cida d’assumer l’enfant et de vivre avec lui. Il lui donna le nom de Hi­kari, ce qui veut dire « lu­mière » ; et de­puis plus de cin­quante ans, il lui dé­die une bonne par­tie de son temps, tout en conti­nuant à écrire : « Écrire et vivre avec mon fils se su­per­posent, et ces deux ac­ti­vi­tés ne peuvent que s’approfondir ré­ci­pro­que­ment », dit-il9.

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises d’« Une Vie de chien », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Sté­phane Na­daud.

「僕は守衛にしつこく訊ねて,木造の倉庫が残っていたりする,病院の裏へ入って行った.その倉庫の一つの前で女子学生と私大生とが,中年の長靴をはいた顔色の悪い男から説明を受けていた.僕は私大生のうしろに立った.男は僕を瞼の厚い眼で見つめ,軽くうなずいて説明をくりかえした.『犬を一五〇匹殺します』と男はいった.」

— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« J’avais in­sisté au­près du gar­dien pour avoir plus de ren­sei­gne­ments, mais il s’était contenté de m’indiquer un en­tre­pôt en bois der­rière l’hôpital vers le­quel je me di­ri­geais donc. De­vant un de ces en­tre­pôts se te­naient une jeune étu­diante ainsi qu’un étu­diant d’âge mûr, ve­nant vi­si­ble­ment d’un éta­blis­se­ment privé. Ils se fai­saient ex­pli­quer des choses par un homme en bottes dont le vi­sage tra­his­sait un côté ma­la­dif. Je me mis en ligne der­rière l’étudiant, et tout en me fixant de ses yeux bouf­fis, l’homme ré­péta ses ex­pli­ca­tions avec un lé­ger ho­che­ment de tête. “On va tuer cent cin­quante chiens”, nous ex­pli­qua-t-il. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Na­daud

« Après avoir ques­tionné le pré­posé avec in­sis­tance, je me di­ri­geai vers l’arrière de l’hôpital, où sub­sis­taient d’anciens en­tre­pôts en bois. De­vant l’un d’entre eux, deux étu­diants, une fille et un gar­çon plus âgé (sans doute un thé­sard), écou­taient les ex­pli­ca­tions d’un homme d’âge mûr au teint oli­vâtre, chaussé de bottes. J’allai me pos­ter der­rière l’étudiant. L’homme m’observa de ses yeux aux pau­pières lourdes, me fit un lé­ger signe et re­prit ses ex­pli­ca­tions. “Il s’agit de tuer cent cin­quante chiens”, dit-il. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. An­to­nin Be­chler (« Un Cu­rieux Tra­vail : nou­velle » dans « Œuvres », éd. Gal­li­mard, coll. Quarto, Pa­ris)

Téléchargez ces enregistrements sonores au format M4A

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • « Ôe Ken­za­burô, l’écrivain par lui-même : en­tre­tiens avec Ozaki Ma­riko » (éd. Ph. Pic­quier, Arles)
  • Phi­lippe Fo­rest, « La Beauté du contre­sens et Autres Es­sais sur la lit­té­ra­ture ja­po­naise » (éd. C. De­faut, coll. Al­la­ph­bed, Nantes)
  • Ken­za­burô Ôé, « Nos­tal­gies et Autres La­by­rinthes : en­tre­tiens avec An­dré Si­ga­nos et Phi­lippe Fo­rest » (éd. C. De­faut, Nantes).
  1. En ja­po­nais « 奇妙な仕事 ». Haut
  2. En ja­po­nais 大江健三郎. Haut
  3. « L’Homme, être fra­gile » (« 壊れものとしての人間 »), in­édit en fran­çais. Haut
  4. En ja­po­nais « フランス・ルネサンス断章 ». Haut
  5. En ja­po­nais 渡辺一夫. Haut
  1. « Ôe Ken­za­burô, l’écrivain par lui-même : en­tre­tiens avec Ozaki Ma­riko », p. 41-42. Haut
  2. « Lettres aux an­nées de nos­tal­gie : ro­man », p. 344. Haut
  3. « Une Af­faire per­son­nelle : ro­man », p. 32. Haut
  4. « Ôe Ken­za­burô, l’écrivain par lui-même », p. 82. Haut