éd. Librairie d’Amérique et d’Orient A. Maisonneuve, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, Paris
Il s’agit des « Mémoires historiques » (« Shi Ji » 1) de Sima Qian 2, illustre chroniqueur chinois (IIe-Ier siècle av. J.-C.) que ses compatriotes placent au-dessus de tous en disant qu’autant le soleil l’emporte en éclat sur les autres astres, autant Sima Qian l’emporte en mérite sur les autres historiens ; et que les missionnaires européens surnomment l’« Hérodote de la Chine ». Fils d’un savant et savant lui-même, Sima Qian fut élevé par l’Empereur à la dignité de « grand scribe » (« tai shi » 3) en 108 av. J.-C. Son père, qui avait été son prédécesseur dans cet emploi, semblait l’avoir prévu ; car il avait fait voyager son fils dans tout l’Empire et lui avait laissé un immense héritage en cartes et en manuscrits. De plus, dès que Sima Qian prit possession de sa charge, la Bibliothèque impériale lui fut ouverte ; il alla s’y ensevelir. « De même qu’un homme qui porte une cuvette sur la tête ne peut pas lever les yeux vers le ciel, de même je rompis toute relation… car jour et nuit je ne pensais qu’à employer jusqu’au bout mes indignes capacités et j’appliquais tout mon cœur à m’acquitter de ma charge », dit-il 4. Mais une disgrâce qu’il s’attira en prenant la défense d’un malheureux, ou plutôt un mot critique sur le goût de l’Empereur pour la magie 5, le fit tomber en disgrâce et le condamna à la castration. Sima Qian était si pauvre, qu’il ne fut pas en état de donner les deux cents onces d’argent pour se rédimer du supplice infamant. Ce malheur, qui assombrit tout le reste de sa vie, ne fut pas sans exercer une profonde influence sur sa pensée. Non seulement Sima Qian n’avait pas pu se racheter, mais personne n’avait osé prendre sa défense. Aussi loue-t-il fort dans ses « Mémoires historiques » tous « ceux qui font peu de cas de leur propre vie pour aller au secours de l’homme de bien qui est en péril » 6. Il approuve souvent aussi des hommes qui avaient été calomniés et mis au ban de la société. Enfin, n’est-ce pas l’amertume de son propre cœur, aigri par la douleur, qui s’exprime dans ce cri : « Quand Zhufu Yan 7 [marchait sur] le chemin des honneurs, tous les hauts dignitaires l’exaltaient ; quand son renom fut abattu, et qu’il eut été mis à mort avec toute sa famille, les officiers parlèrent à l’envi de ses défauts ; c’est déplorable ! » 8
Cependant, si l’infortune rendit Sima Qian sombre et misanthrope, elle ne fit pas de lui un pessimiste : « Le sage », dit-il 9, « a peine à quitter le monde avant d’avoir rendu son nom célèbre ». C’est cette dernière croyance qui le rattacha lui-même à la vie. Au moment où il se vit jeté en prison et condamné à une humiliation suprême, il aurait pu échapper à cette honte en renonçant volontairement à l’existence ; il préféra la subir pour terminer une œuvre capable non seulement de lui assurer une renommée impérissable, mais de rétablir la justice, en distribuant à chacun le rang qui lui est dû. Il restitua la renommée de ceux qui s’étaient distingués dans l’histoire par l’équité de leurs actions ou par leur héroïsme ; il remit à l’honneur la sagesse ; il rendit évidents le vrai et le faux ; il dénonça les erreurs et les turpitudes des puissants, fussent-ils ses contemporains ; il fut l’avocat du bien dans une époque de despotisme absolu. Grâce à ses « Mémoires historiques », des fragments inestimables de la littérature ancienne de la Chine furent arrachés à l’oubli et aux atteintes du temps. Sima Qian prit soin, en effet, d’en citer même les plus rares, c’est-à-dire ceux qui n’étaient pas répandus dans le public et qui avaient cependant une valeur telle, qu’ils méritaient d’être conservés. « Il n’est guère possible de s’enthousiasmer pour Sima Qian : collectionneur patient de vieux documents, il nous étonne par son érudition plus qu’il ne nous séduit par son génie. Mais son œuvre est devenue grande par la grandeur de son sujet ; elle participe de l’intérêt immortel qui est inhérent à la jeunesse de la civilisation en Extrême-Orient, et devient ainsi un monument pour l’éternité — “ktêma eis aei” 10 », explique Édouard Chavannes.
autant le soleil l’emporte en éclat sur les autres astres, autant Sima Qian l’emporte en mérite sur les autres historiens
Voici un passage qui donnera une idée de la manière de Sima Qian : « Quand un royaume va fleurir, il y a certainement d’heureux présages (qui l’annoncent) : les sages occupent les fonctions publiques, et les hommes méprisables sont mis à l’écart. Quand un royaume va périr, les sages se tiennent cachés, et les fauteurs de désordre parviennent aux honneurs. Si le roi de Tch’ou, (Lieou) Meou, n’avait pas châtié l’honorable Chen et s’il avait suivi ses avis ; si (le roi de) Tchao avait confié une charge à maître Fang-yu, comment (ces deux rois) auraient-ils fait des projets de lèse-majesté et de meurtre, de manière à être en butte aux outrages de tout l’Empire ? Les hommes sages ! Les hommes sages ! Si on ne possède pas réellement soi-même les mêmes sentiments intimes que les sages, comment pourrait-on se servir d’eux ? » 11
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- Traduction d’Édouard Chavannes, Max Kaltenmark, Jacques Pimpaneau et Yves Hervouet (1967-2015). Tome VI [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Traduction d’Édouard Chavannes, Max Kaltenmark, Jacques Pimpaneau et Yves Hervouet (éd. électronique). Tome VI [Source : Chine ancienne]
- Traduction d’Édouard Chavannes, Max Kaltenmark, Jacques Pimpaneau et Yves Hervouet (éd. électronique bis). Tome VI [Source : Wikisource].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Dzo Ching-chuan, « Sseu-ma Ts’ien et l’Historiographie chinoise ; préface d’Étiemble » (éd. You Feng, Paris)
- Robert Laffont et Valentino Bompiani, « Sseû-ma Ts’ien » dans « Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays » (éd. R. Laffont, coll. Bouquins, Paris)
- Léon de Rosny, « L’Amérique était-elle connue des Chinois à l’époque du Déluge ? » dans « Archives de la Société américaine de France », sér. 2, vol. 3, p. 191-205 [Source : Google Livres].
- En chinois « 史記 ». Autrefois transcrit « Che Ki », « Se-ki », « Sée-ki », « Ssé-ki », « Schi Ki », « Shi Ki » ou « Shih Chi ».
- En chinois 司馬遷. Autrefois transcrit Sy-ma Ts’ien, Sématsiene, Ssématsien, Se-ma Ts’ien, Sze-ma Csien, Sz’ma Ts’ien, Sze-ma Ts’ien, Sseû-ma Ts’ien, Sse-ma-thsien, Ssé ma Tsian ou Ssu-ma Ch’ien.
- En chinois 太史. Autrefois transcrit « t’ai che ».
- « Lettre à Ren An » (« 報任安書 »).
- Sima Qian avait critiqué tous les imposteurs qui jouissaient d’un grand crédit à la Cour grâce aux fables qu’ils débitaient : tels étaient un magicien qui prétendait montrer les empreintes laissées par les pieds gigantesques d’êtres surnaturels ; un devin qui parlait au nom de la princesse des esprits, et en qui l’Empereur avait tant de confiance qu’il s’attablait seul avec lui ; un charlatan qui promettait l’immortalité ; etc.
- ch. CXXIV.
- En chinois 主父偃. Autrefois transcrit Tchou-fou Yen ou Chu-fu Yen. L’Empereur Wu avait nommé, auprès de chaque roi, des conseillers qui étaient en réalité des rapporteurs. Leur tâche était souvent périlleuse : le conseiller Zhufu Yan fut mis à mort avec toute sa famille à cause des faits qu’il avait rapportés.
- ch. CXII.
- ch. LXI.
- En grec « κτῆμα εἰς ἀεί ». Référence à Thucydide, « Histoire », liv. I, ch. XXII : « Cet ouvrage est composé pour être “un impérissable bien” plutôt qu’une œuvre agréable un moment à l’oreille ».
- p. 72-73.