![dans « [Nouvelles japonaises]. Tome II. Les Ailes, la Grenade, les Cheveux blancs (1945-1955) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 79-84](https://www.notesdumontroyal.com/image/788-246x400.webp)
dans « [Nouvelles japonaises]. Tome II. Les Ailes, la Grenade, les Cheveux blancs (1945-1955) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 79-84
Il s’agit de « La Grenade » (« Zakuro » 1) de Yasunari Kawabata 2, écrivain japonais qui mérite d’être placé au plus haut sommet de la littérature moderne. « Vos romans sont si grands, si sublimes, que dans ma petitesse je ne puis que les vénérer de loin, comme le jeune berger qui, regardant les cimes bleues des Alpes à l’horizon, rêve du jour où il sera en mesure d’escalader même la plus haute », dit M. Yukio Mishima dans une lettre adressée à celui qui fut pour lui le maître et l’ami 3. Kawabata naquit en 1899. Son père, médecin lettré, mourut de tuberculose en 1901 ; sa mère, sa grand-mère et sa sœur disparurent à leur tour, emportées par la même maladie. Il fut recueilli chez son grand-père aveugle, son dernier et unique parent. Là, dans un village de cinquante et quelques habitations, il passa une enfance solitaire, toute de silence et de mélancolie. Levé à l’aube, il devait aider son grand-père à satisfaire ses fonctions naturelles, tiraillé entre la compassion et le dégoût. Puis, il montait sur un arbre du jardin et, assis entre les grandes branches, il lisait « jusqu’à ce que vînt à passer une voiture ou un chien qui aboyait » 4 ; ou alors, un carnet à la main, il écrivait à ses parents défunts des lettres d’une érudition et d’une maturité de pensée qu’on s’étonne de rencontrer chez un enfant : « Père, vous vous êtes levé de votre lit de mort pour nous laisser, à moi et à ma sœur encore innocente, une sorte de testament écrit. Vous avez tracé les idéogrammes de “Chasteté” pour ma sœur, et de “Prends garde à toi” pour moi-même… Tandis que j’écris cette lettre, il me vient à l’esprit cette phrase de Jean Cocteau :
Gravez votre nom dans un arbre
Qui poussera jusqu’au nadir ;
Un arbre vaut mieux que le marbre,
Car on y voit les noms grandir.
En fait, le poème reste un peu obscur… Mais si l’on arrive tout simplement à graver son nom dans le cœur d’un enfant ou d’un être aimé, ce nom ne grandira-t-il pas, finalement, lui aussi ? » 5
À la mort de son grand-père, Kawabata découvrit, au centre de son existence, un vide qu’il ne put supporter. Il eut l’idée de partir à Izu. Là, sur les routes peu fréquentées de la péninsule, il fit la rencontre d’une troupe de comédiens. Il fut profondément ranimé et consolé par l’accueil qu’ils lui firent et par une parole simple entre toutes, mais combien nécessaire, qu’il entendit de la part d’une comédienne, « tu es bon » : « Sa voix laissait transparaître ce qu’elle ressentait spontanément, d’une manière simple et juvénile. Elle me faisait croire moi-même que j’étais bon, sans chercher plus loin… Sous le coup de l’émotion, j’en perçus un tiraillement indéfinissable sous les paupières » 6. Soudain réconforté, Kawabata se vit, pour la première fois, délivré de la conscience d’être orphelin. Lui, qui n’était pas comme les autres, déformé depuis son enfance par le malheur et convaincu de sa propre laideur, il se sentit plein de reconnaissance. Dans tous ses écrits, ensuite, il revint inlassablement au même sujet : celui du contraste entre la solitude fondamentale de l’homme et cette inaltérable beauté que l’on saisit par intermittence dans les fulgurations de la vie ; de même qu’un éclair révèle soudain, au cœur de la nuit, les branches d’un arbre en pleine floraison.
« L’esthétique profondément ancrée dans le cœur des Japonais a toujours accordé à la “nuit” une place presque primordiale ; mais il me semble que vos romans sont la première œuvre à construire, en se basant sur la beauté et l’amour de la nature japonaise, des rêveries en pleine lumière — bref, à édifier une authentique “Grèce de l’Asie” 7, et à nous éveiller à son existence », dit encore M. Mishima 8. « Les gens parlent de la “sensibilité de Kawabata”, de la “poésie de Kawabata”, et devant ces appréciations je réprime toujours un sourire railleur. S’il ne s’agissait que de poésie ou de sensibilité, on les trouve aussi bien chez Tatsuo Hori. Mais si je vous place infiniment plus haut que lui, c’est que dans votre œuvre la chair, les sensations, l’esprit, l’instinct, tout ce qui relève du domaine physique et spirituel se marie dans un subtil accord tacite, comme le ciel bleu avec les nuages qui le teintent. Et le catalyseur de tout cela, c’est sans doute le mystère de cette “tristesse” chuchotante, si familière aux Japonais. »
écrivain japonais qui mérite d’être placé au plus haut sommet de la littérature moderne
Voici un passage qui donnera une idée du style de « La Grenade » : « L’arbre portait à son faîte un fruit magnifique.
“Maman, la grenade !”, s’écria-t-elle en appelant sa mère. “C’est vrai… Je l’avais oubliée”, répondit celle-ci en venant y jeter un bref coup d’œil avant de regagner la cuisine.
“Je l’avais oubliée”, cette phrase rappela à Kimiko la tristesse de leur vie. Tandis que les jours s’écoulaient, elles ne s’intéressaient même plus aux fruits que portait le grenadier du jardin » 9.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Yuko Brunet, « Naissance d’un écrivain : étude sur Kawabata Yasunari » (éd. L’Asiathèque, coll. Bibliothèque de l’Institut des hautes études japonaises, Paris)
- Yukio Mishima et Yasunari Kawabata, « Correspondance (1945-1970) » (éd. A. Michel, coll. Les Grandes Traductions, Paris)
- Olivier Rolin, « Kawabata : “un homme complètement tordu” » dans « Le Monde », 28 août 1999, p. 10-11 [Source : Journal « Le Monde »].
- En japonais « ざくろ ».
- En japonais 川端康成.
- « Correspondance », p. 61-62.
- « L’Adolescent : récits autobiographiques », p. 45.
- id. p. 53 & 55-56.
- « Romans et Nouvelles », p. 79-80.
- Allusion à cette idée, fort répandue à l’époque, que le goût exquis des Japonais, sorte d’expression de l’équilibre parfait de leur âme et de leur vie, fait d’eux les « Grecs de l’Orient », et est le secret de leur réussite unique.
- « Correspondance », p. 60-61.
- p. 81.