Il s’agit d’une traduction partielle des « Odes » d’Anvari 1, poète de langue persane, également connu sous le nom d’Anvari Abivardi 2, car il naquit près d’Abivard, dans l’actuel Turkménistan (XIIe siècle apr. J.-C.). Ce fut le poète le plus brillant de la Cour du sultan Ahmad Sanjar. Le style de ses compositions est assez difficile, et certaines de ses « Odes » ont besoin d’un commentaire pour être comprises. L’ode, cependant, est le genre où Anvari est regardé comme supérieur à tous les autres poètes persans, comme en témoigne ce distique : « Parmi les poètes, trois sont prophètes, en dépit de la parole de Mahomet : “Plus de prophète après moi !” ; dans l’épopée Firdousi, dans le ghazel Saadi, dans l’ode Anvari » 3. On sait peu de chose sur sa vie, sauf les circonstances dans lesquelles il devint le poète officiel du sultan. Les voici, d’ailleurs. Moezzi, qui le précéda dans ce poste, jouissait d’une telle mémoire qu’il lui suffisait d’entendre une ode une fois pour la retenir par cœur. Aussi, chaque fois qu’un poète récitait une ode devant le sultan Ahmad Sanjar, lorsque la pièce arrivait à sa fin, plaisait-elle à ce monarque, Moezzi ne manquait pas de s’écrier : « Il y a beau temps que j’ai composé cette poésie ; d’ailleurs, elle est encore dans ma mémoire » 4, et il la récitait du premier au dernier vers. Les poètes prétendants étaient plongés dans la stupéfaction, ne sachant par quel moyen présenter au sultan Ahmad Sanjar des vers dont ce monarque fût persuadé que Moezzi n’était pas l’auteur. Anvari trouva le stratagème suivant : il revêtit des habits tout râpés et orna sa tête d’une aigrette extraordinaire, puis se rendit avec un air de folie chez Moezzi. « Je suis poète », lui dit-il, « et j’ai composé quelques vers en l’honneur du sultan ; j’attends de vous que vous les lui déclamiez et que vous receviez pour mon compte un cadeau sérieux. — Récite-les-moi », répondit Moezzi. Anvari commença en ces termes : « Vive le roi, vive le roi, vive le roi ! Vive l’émir, vive l’émir, vive l’émir ! », et il continua à débiter d’autres balivernes de la même force. Moezzi se figura avoir affaire à un bouffon et lui dit : « Demain matin, trouve-toi à la Cour du sultan : je lui exposerai ta situation, et j’obtiendrai qu’il t’attache à son service ». Le lendemain, Anvari s’habilla avec convenance, se coiffa d’un turban élégant et entra dans le palais. Pris de court, Moezzi ne put que dire : « Déclame-nous l’ode que tu as composée en l’honneur du sultan ». Aussitôt, Anvari récita le début d’une ode pleine de comparaisons audacieuses et de louanges superbes
Henri Ferté
traducteur ou traductrice
Bosḥâq, « Recueil de poésies gastronomiques »
Il s’agit des poésies gastronomiques d’Abû Esḥâq 1, plus connu sous la forme contractée de Bosḥâq 2. Ce que l’on sait de la vie de cet homme se réduit à peu de chose. Né à Chiraz, en Perse, il exerçait la profession de cardeur de coton, même s’il est connu grâce à ses poésies relatives à l’art culinaire. La date de sa mort est incertaine : elle flotte de 1423 à 1427 apr. J.-C. Suivant les biographes, c’était un joyeux compère, rempli de verve caustique, et ne s’épargnant pas lui-même dans ses plaisanteries. L’anecdote suivante le prouve. Son protecteur, le prince Eskandar Mîrzâ 3, s’étonnait de ne pas l’avoir aperçu à ses audiences depuis quelque temps ; Bosḥâq alla s’excuser : « Altesse », dit-il, « il me faut un jour pour carder le coton, et trois jours pour trier les fils de ma barbe ». Il portait, en effet, une barbe démesurément longue. Son œuvre tient tout entière dans le petit volume qu’il intitula « Le Divan de la gastronomie » (« Dîvân-e aṭ‘ema » 4). Voici comment il fut amené à ce sujet. Il cherchait depuis quelque temps un moyen d’honorer sa patrie, d’étonner son siècle et de séduire ses contemporains, lorsqu’un matin, « à l’heure où la fumée d’un appétit authentique s’échappe de la cuisine de l’estomac », comme il dit lui-même, sa maîtresse entra chez lui et lui dit : « Je n’ai plus d’appétit ; je suis dégoûtée de tout. Que faire ? » Il lui répondit : « Suis l’exemple de cet impuissant qui alla consulter un médecin. Ce dernier composa à l’usage de son client un livre anacréontique. À peine notre infirme en eut-il terminé la lecture qu’il triompha d’une jeune vierge. Moi aussi, je vais composer à ton intention un opuscule culinaire. Parcours-le une bonne fois, et ton appétit renaîtra ». Et Bosḥâq s’attela aussitôt à l’œuvre et fit « bouillir au feu du travail la casserole de l’invention », comme il dit lui-même. N’osant prétendre aux lauriers des Firdousi et des Hâfez, son ambition plus modeste le cantonna dans un genre inconnu en Perse avant lui : celui de la badinerie gastronomique. « En fine bouche qu’il était », dit Henri Ferté 5, « il choisit l’art culinaire pour tremplin de son esprit gouailleur. L’Iran trouve en lui son Berchoux ou son Brillat-Savarin. On ne saurait toutefois comparer, à la lettre, son Divan à la “Gastronomie” ou à la “Physiologie du goût”, ces deux petits chefs-d’œuvre de spirituel badinage et de mesure toute française. La plaisanterie du gastronome persan semblerait trop souvent à nos lecteurs lourde et pédante. »
- En persan ابواسحاق. Parfois transcrit Abou Ishaq, Abō Isḥāq, Abu Ishaq ou Abû Isḥâḳ.
- En persan بسحق. Parfois transcrit Boushâq, Bushaq ou Bushak.
- En turc İskender Mirza. Parfois transcrit Mīrzā Iskandar. Ce prince, un des petits-fils de Tamerlan, avait réussi, à la mort de son grand-père, à se faire attribuer la Perse. En 1411 apr. J.-C. son oncle marcha contre lui et alla le forcer dans la ville d’Ispahan. Eskandar Mîrzâ prit la fuite ; mais des cavaliers, qui le poursuivirent, l’arrêtèrent et l’amenèrent à son oncle, qui le remit entre les mains de son frère, en lui recommandant d’en prendre soin. « Mais [son frère] lui fit crever les yeux, afin de lui ôter par là l’envie de remuer et d’entreprendre de régner une autre fois » (« Les Paroles remarquables, les Bons Mots et les Maximes des Orientaux »).