Il s’agit du « Petit Rêve » (« Giấc mộng con ») de Nguyễn Khắc Hiếu, poète, romancier et journaliste vietnamien (XIXe-XXe siècle) qui se donna le surnom de Tản Đà, en associant le nom de la montagne Tản Viên à celui de la rivière Đà près desquelles il naquit. Sa mère l’éleva seule. Bien qu’égarée dans le quartier mal famé des chanteuses, c’était une excellente cantatrice, une artiste recherchée, et même très versée en littérature. Il hérita d’elle cette cadence, cette harmonie musicale dont il se distingua. Autant en prose, il était d’un esprit maladroit et lourd ; autant en poésie, il savait tirer de la langue vietnamienne, si musicale en elle-même, un effet inégalé. « Ses poésies, publiées dans la presse et transmises de bouche à l’oreille, dominaient sans partage jusqu’à l’avènement de la “Nouvelle poésie” au début des années 1930… », dit Mme Nguyen Phuong Ngoc 1. « La simplicité des mots, proche des chants populaires… la sincérité des sentiments exprimés, une… poétique exempte de discours moralisateur — tout cela est sans doute le secret du succès de Tản Đà dans une société coloniale en transition. » Mais le mépris absolu de l’argent précipita Tản Đà au comble de la misère. Il était prodigue et aimait la bonne chère, quoiqu’il — ou parce qu’il — était toujours dans le besoin. À travers ses poches percées s’engouffrait le peu qui devait pourvoir à sa femme et ses huit enfants. Un jour, après des demandes réitérées et pressantes de son propriétaire pour payer le loyer, Tản Đà dut se rendre à Saïgon pour se procurer la somme nécessaire. Mais vers onze heures du soir, il revint avec un canard rôti, une bouteille de rhum, et quelques autres victuailles. Dès la porte, il dit à ses amis sur un ton désespéré : « Tout est perdu ! » Ils lui demandèrent ce qui n’allait pas, et il répondit avec aplomb : « Je n’ai pu emprunter que vingt piastres, tout à fait insuffisantes pour payer le loyer. Aussi ai-je préféré acheter quelque chose à boire, ce qui nous a coûté un peu plus de dix piastres » 2. Voici la manière dont il s’exprime dans un poème intitulé « Encore ivre » (« Lại say ») : « Je sais bien que c’est mal de tomber dans l’ivresse. Tant pis ! Je reconnais mon tort, mais ne puis m’empêcher… Ne vois-je pas la Terre ivre qui roule sur elle-même, et le Soleil dont le visage rutilant trahit l’ivresse ? Qui en rit ? »
« La simplicité des mots, proche des chants populaires… la sincérité des sentiments exprimés »
Ses revenus littéraires ne suffisant pas à ses dépenses, Tản Đà dut déménager plusieurs fois de Sơn Tây à Quảng Yên, puis à Hà Đông, puis finalement à Hanoï, où il ouvrit un cours par correspondance, auquel personne ne s’inscrivit, sauf quelques amis charitables, ainsi qu’une boutique d’astrologue avec l’alléchante promesse que les horoscopes seraient rédigés en vers ! En 1939, la maladie, qui vint s’ajouter aux fatigues et aux privations les plus cruelles, acheva de miner la santé de notre poète. Dérision suprême, on pensa à lui seulement après qu’il eut fermé les yeux. Un grand concours de monde suivit son cercueil.
Voici un passage qui donnera une idée du style du « Petit Rêve » : « La vie humaine est un “grand rêve” ; dans ce grand rêve, j’ai fait un “petit rêve”. Le premier “petit rêve” est suivi d’un deuxième “petit rêve” ; dans ce deuxième petit rêve, je retrouve l’amie du premier rêve. Quelle chose étrange ! Mlle Chu Kiều Oanh, êtes-vous encore à la Cour céleste ? Ou êtes-vous revenue dans le monde terrestre ? Je vous dis à la prochaine rencontre dans un troisième “petit rêve”.
Hanoï, le 5 mai 1932 » 3.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Maurice Durand, « Introduction à la littérature vietnamienne » (éd. G.-P. Maisonneuve et Larose, coll. UNESCO-Introduction aux littératures orientales, Paris)
- Nguyễn Tiến Lãng, « Un Poète annamite contemporain : Nguyên-khac-Hiêu » dans « Indochine », vol. 1, nº 4, p. 7-8.