«Vörösmarty : le poète de la Renaissance hongroise»

dans « Cosmopolis », vol. 10, p. 115-128

dans «Cos­mo­po­lis», vol. 10, p. 115-128

Il s’agit de Mi­chel Vörös­marty (Mihály Vörös­marty 1), le pre­mier poète com­plet dont la Hon­grie ait pu s’enorgueillir (XIXe siècle). Après avoir ré­sisté aux in­va­sions étran­gères pen­dant une bonne par­tie de son his­toire, la Hon­grie avait senti s’user ses forces; la lé­thar­gie l’avait sai­sie, et elle avait éprouvé une es­pèce de lent en­gour­dis­se­ment dont elle ne de­vait s’éveiller qu’avec les guerres na­po­léo­niennes, après une longue pé­riode de ger­ma­ni­sa­tion et d’anéantissement. «L’instant fut unique. L’activité se ré­ta­blit spon­ta­né­ment, im­pa­tiente de s’exercer; de tous cô­tés, des hommes sur­girent, cher­chant la voie nou­velle, la bonne orien­ta­tion, l’acte conforme au gé­nie hon­grois» 2. Un nom do­mine cette pé­riode : Mi­chel Vörös­marty. Grand ré­for­ma­teur de la langue et créa­teur d’une poé­sie émi­nem­ment na­tio­nale, ar­tiste noble et pa­triote ar­dent, Vörös­marty ou­vrit le che­min que les Petœfi et les Arany al­laient suivre. À vingt-cinq ans, il acheva son pre­mier chef-d’œuvre : «La Fuite de Zalán» 3Zalán Futása»), épo­pée cé­lé­brant en dix chants la vic­toire my­thique des Hon­grois dans les plaines d’Alpár et la fuite de Zalán, le chef des Slaves et des Bul­gares 4. En voici le dé­but : «Gloire de nos aïeux, où t’attardes-tu dans la brume noc­turne? On vit s’écrouler [les] siècles, et so­li­taire, tu erres sous leurs dé­combres dans la pro­fon­deur, avec un éclat [qui va] s’affaiblissant» 5. Cette épo­pée fonda la gloire de Vörös­marty; elle re­tra­çait, dans un brillant ta­bleau, les ex­ploits guer­riers des an­cêtres et leurs luttes pour la conquête du pays. La langue neuve et la cou­leur na­tio­nale va­lurent au poète l’admiration de ses com­pa­triotes. En 1848, il su­bit les consé­quences de cette gloire. Élu membre de la diète, il prit part à la Ré­vo­lu­tion, et après la ca­tas­trophe de Vilá­gos, qui vit la Hon­grie suc­com­ber sous les forces de la Rus­sie et de l’Autriche, il dut er­rer en se ca­chant dans des huttes de fo­res­tiers : «Nos pa­triam fu­gi­mus» («Nous autres, nous fuyons la pa­trie» 6), écri­vit-il sur la porte d’une ca­bane mi­sé­rable l’ayant abrité une nuit.

le pre­mier poète com­plet dont la Hon­grie ait pu s’enorgueillir

Le poète, comme sa pa­trie, souf­frit cruel­le­ment dans cette tour­mente et n’était plus que l’ombre de lui-même. En­fermé puis ac­quitté par les vain­queurs, il se re­tira dans son vil­lage na­tal, où il s’adonna à la culture de la terre. L’âme bri­sée, il se dés­in­té­ressa de tout. La dou­leur mo­rale et une ma­la­die phy­sique sem­blaient avoir à ja­mais étouffé en lui la verve poé­tique, lorsque tout à coup l’approche de la guerre de Cri­mée fit sur­gir un der­nier es­poir dans son cœur. C’est alors qu’il fit pa­raître le poème «Le Vieux Tzi­gane» («A Vén Cigány»). Il ex­horte le Tzi­gane à re­le­ver la tête et tout le corps, et à jouer des sons qui versent le cou­rage, avant que son ar­chet de mu­si­cien ne de­vienne le bâ­ton de vieillesse sur le­quel il ap­puiera ses pas. Ce poème, l’un des plus beaux de la lit­té­ra­ture mo­derne, par­cou­rut en peu de temps la Hon­grie en­tière. Il fut ré­pété par toutes les bouches, avec une in­di­cible émo­tion. Vörös­marty n’en avait pas écrit d’autres de­puis la dé­faite. Cha­cun avait com­pris que c’était l’étincelle d’un feu écla­tant qui al­lait s’éteindre bien­tôt. En voici un ex­trait : «At­taque un air, Tzi­gane, tu en as déjà bu le sa­laire — ne ba­lance pas in­uti­le­ment ton pied. Que valent les sou­cis à l’eau claire et au pain sec : al­longe-les avec du vin dans la coupe mo­rose… At­taque ton air! Qui sait jusqu’à quand tu pour­ras l’attaquer?… Le cœur et le verre sont pleins de peines et de vin : at­taque ton air, Tzi­gane, et ne te sou­cie pas des sou­cis!… Et non ce­pen­dant : laisse les cordes en paix. Un jour, il y aura [de nou­veau] des fêtes dans ce bas monde; quand le cour­roux de la tour­mente sera fa­ti­gué, et que la dis­corde aura péri sur les champs de ba­taille : ce sera alors que tu de­vras at­ta­quer ton air… afin que les dieux eux-mêmes y trouvent du plai­sir» 7.

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises des poèmes, mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Alexandre de Ber­tha.

«Sors és bű­neink a szá­za­dos baj,
Me­ly­nek elz­sib­basztó sú­lya nyom;
En­nek lán­cain élt a csüg­ge­dett faj
S üdve lőn a tet­tlen nyu­ga­lom.
És ha néha fel­forrt vé­rapá­lya,
Láz be­te­gnek volt hiú csatája.

Jobb ko­runk jött. Újra viss­zaszáll­nak,
Rég oha­j­tott ha­j­nal ke­le­tén,
Édes kínja közt a gyó­gyulás­nak,
A ki­halt vágy s elpár­tolt re­mény :
Újra égünk őseink honáért,
Újra kés­zek adni éle­tet s vért.»
— Poème dans la langue ori­gi­nale

«Le sort et nos propres fautes sont le mal sé­cu­laire, dont le poids en­gour­dis­sant nous op­presse. C’est dans ses chaînes qu’a vécu dé­cou­ra­gée notre race, ne cher­chant le sa­lut que dans le re­pos in­ac­tif. Et si par­fois son sang ap­pau­vri se met­tait à bouillon­ner, ce n’était que la vaine agi­ta­tion d’un fié­vreux.

Main­te­nant, nous voyons briller des jours meilleurs. À l’approche d’une au­rore long­temps at­ten­due, au mi­lieu des doux maux de la conva­les­cence, nous re­viennent le dé­sir éteint, l’espoir en­volé. Nous brû­lons de nou­veau pour la pa­trie de nos aïeux; nous sommes de nou­veau prêts à lui sa­cri­fier notre vie et notre sang.»
— Poème dans la tra­duc­tion de Ber­tha

«Le sort et nos propres fautes sont le mal sé­cu­laire, dont le poids nous op­presse. C’est dans ces chaînes que notre race dé­cou­ra­gée a vécu, ne cher­chant le sa­lut que dans l’inertie. Et si par­fois son sang ap­pau­vri se met­tait à bouillon­ner, ce n’était là que la veine agi­ta­tion d’un fié­vreux. Main­te­nant, nous voyons briller des jours meilleurs. À l’approche d’une au­rore long­temps at­ten­due, avec les doux maux de la conva­les­cence, nous re­viennent le dé­sir éteint, l’espoir en­volé. Nous brû­lons de nou­veau pour la pa­trie de nos aïeux; nous sommes de nou­veau prêts à lui sa­cri­fier notre vie et notre sang.»
— Poème dans la tra­duc­tion d’Ignác Kont («Un Poète hon­grois : Mi­chel Vörös­marty (1800-1855)», éd. F. R. de Ru­de­val, Pa­ris)

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  1. Au­tre­fois trans­crit Mi­chel Vœrœs­marty. Haut
  2. «Un Poète hon­grois : Vörös­marty», p. 8. Haut
  3. Par­fois tra­duit «La Dé­faite de Zalán». Haut
  4. La chro­nique ano­nyme «Gesta Hun­ga­ro­rum» («Geste des Hon­grois», in­édit en fran­çais), qui a servi de source à Vörös­marty, dit : «Le grand “khan”, prince de Bul­ga­rie, grand-père du prince Zalán, s’était em­paré de la terre qui se trouve entre la Theisse et le Da­nube… et il avait fait ha­bi­ter là des Slaves et des Bul­gares» («Ter­ram, quæ ja­cet in­ter This­ciam et Da­nu­bium, præoc­cu­pa­vis­set sibi “kea­nus” ma­gnus, dux Bul­ga­rie, avus Sa­lani du­cis… et fe­cis­set ibi ha­bi­tare Scla­vos et Bul­ga­ros»). Haut
  1. «Un Poète hon­grois : Vörös­marty», p. 8. Haut
  2. Vir­gile, «Bu­co­liques», poème I, v. 4. Haut
  3. «Un Poète hon­grois», p. 14. Haut