Il s’agit de Michel Vörösmarty (Mihály Vörösmarty 1), le premier poète complet dont la Hongrie ait pu s’enorgueillir (XIXe siècle). Après avoir résisté aux invasions étrangères pendant une bonne partie de son histoire, la Hongrie avait senti s’user ses forces ; la léthargie l’avait saisie, et elle avait éprouvé une espèce de lent engourdissement dont elle ne devait s’éveiller qu’avec les guerres napoléoniennes, après une longue période de germanisation et d’anéantissement. « L’instant fut unique. L’activité se rétablit spontanément, impatiente de s’exercer ; de tous côtés, des hommes surgirent, cherchant la voie nouvelle, la bonne orientation, l’acte conforme au génie hongrois » 2. Un nom domine cette période : Michel Vörösmarty. Grand réformateur de la langue et créateur d’une poésie éminemment nationale, artiste noble et patriote ardent, Vörösmarty ouvrit le chemin que les Petœfi et les Arany allaient suivre. À vingt-cinq ans, il acheva son premier chef-d’œuvre : « La Fuite de Zalán » 3 (« Zalán Futása »), épopée célébrant en dix chants la victoire mythique des Hongrois dans les plaines d’Alpár et la fuite de Zalán, le chef des Slaves et des Bulgares 4. En voici le début : « Gloire de nos aïeux, où t’attardes-tu dans la brume nocturne ? On vit s’écrouler [les] siècles, et solitaire, tu erres sous leurs décombres dans la profondeur, avec un éclat [qui va] s’affaiblissant » 5. Cette épopée fonda la gloire de Vörösmarty ; elle retraçait, dans un brillant tableau, les exploits guerriers des ancêtres et leurs luttes pour la conquête du pays. La langue neuve et la couleur nationale valurent au poète l’admiration de ses compatriotes. En 1848, il subit les conséquences de cette gloire. Élu membre de la diète, il prit part à la Révolution, et après la catastrophe de Világos, qui vit la Hongrie succomber sous les forces de la Russie et de l’Autriche, il dut errer en se cachant dans des huttes de forestiers : « Nos patriam fugimus » (« Nous autres, nous fuyons la patrie » 6), écrivit-il sur la porte d’une cabane misérable l’ayant abrité une nuit.
le premier poète complet dont la Hongrie ait pu s’enorgueillir
Le poète, comme sa patrie, souffrit cruellement dans cette tourmente et n’était plus que l’ombre de lui-même. Enfermé puis acquitté par les vainqueurs, il se retira dans son village natal, où il s’adonna à la culture de la terre. L’âme brisée, il se désintéressa de tout. La douleur morale et une maladie physique semblaient avoir à jamais étouffé en lui la verve poétique, lorsque tout à coup l’approche de la guerre de Crimée fit surgir un dernier espoir dans son cœur. C’est alors qu’il fit paraître le poème « Le Vieux Tzigane » (« A Vén Cigány »). Il exhorte le Tzigane à relever la tête et tout le corps, et à jouer des sons qui versent le courage, avant que son archet de musicien ne devienne le bâton de vieillesse sur lequel il appuiera ses pas. Ce poème, l’un des plus beaux de la littérature moderne, parcourut en peu de temps la Hongrie entière. Il fut répété par toutes les bouches, avec une indicible émotion. Vörösmarty n’en avait pas écrit d’autres depuis la défaite. Chacun avait compris que c’était l’étincelle d’un feu éclatant qui allait s’éteindre bientôt. En voici un extrait : « Attaque un air, Tzigane, tu en as déjà bu le salaire — ne balance pas inutilement ton pied. Que valent les soucis à l’eau claire et au pain sec : allonge-les avec du vin dans la coupe morose… Attaque ton air ! Qui sait jusqu’à quand tu pourras l’attaquer ?… Le cœur et le verre sont pleins de peines et de vin : attaque ton air, Tzigane, et ne te soucie pas des soucis !… Et non cependant : laisse les cordes en paix. Un jour, il y aura [de nouveau] des fêtes dans ce bas monde ; quand le courroux de la tourmente sera fatigué, et que la discorde aura péri sur les champs de bataille : ce sera alors que tu devras attaquer ton air… afin que les dieux eux-mêmes y trouvent du plaisir » 7.
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises des poèmes, mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle d’Alexandre de Bertha.
« Sors és bűneink a százados baj,
Melynek elzsibbasztó súlya nyom ;
Ennek láncain élt a csüggedett faj
S üdve lőn a tettlen nyugalom.
És ha néha felforrt vérapálya,
Láz betegnek volt hiú csatája.Jobb korunk jött. Újra visszaszállnak,
Rég ohajtott hajnal keletén,
Édes kínja közt a gyógyulásnak,
A kihalt vágy s elpártolt remény :
Újra égünk őseink honáért,
Újra készek adni életet s vért. »
— Poème dans la langue originale
« Le sort et nos propres fautes sont le mal séculaire, dont le poids engourdissant nous oppresse. C’est dans ses chaînes qu’a vécu découragée notre race, ne cherchant le salut que dans le repos inactif. Et si parfois son sang appauvri se mettait à bouillonner, ce n’était que la vaine agitation d’un fiévreux.
Maintenant, nous voyons briller des jours meilleurs. À l’approche d’une aurore longtemps attendue, au milieu des doux maux de la convalescence, nous reviennent le désir éteint, l’espoir envolé. Nous brûlons de nouveau pour la patrie de nos aïeux ; nous sommes de nouveau prêts à lui sacrifier notre vie et notre sang. »
— Poème dans la traduction de Bertha
« Le sort et nos propres fautes sont le mal séculaire, dont le poids nous oppresse. C’est dans ces chaînes que notre race découragée a vécu, ne cherchant le salut que dans l’inertie. Et si parfois son sang appauvri se mettait à bouillonner, ce n’était là que la veine agitation d’un fiévreux. Maintenant, nous voyons briller des jours meilleurs. À l’approche d’une aurore longtemps attendue, avec les doux maux de la convalescence, nous reviennent le désir éteint, l’espoir envolé. Nous brûlons de nouveau pour la patrie de nos aïeux ; nous sommes de nouveau prêts à lui sacrifier notre vie et notre sang. »
— Poème dans la traduction d’Ignác Kont (« Un Poète hongrois : Michel Vörösmarty (1800-1855) », éd. F. R. de Rudeval, Paris)
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- Traduction partielle d’Alexandre de Bertha (1898) [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Traduction partielle d’Alexandre de Bertha (1898 bis) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle d’Alexandre de Bertha (1898 bis) ; autre copie [Source : Google Livres]
- Traduction partielle d’Alexandre de Bertha (1898 bis) ; autre copie [Source : Google Livres]
- Traduction partielle d’Ignác Kont (1903) [Source : Google Livres].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- la baronne Julie de Jósika, « La Littérature hongroise pendant les dix dernières années » dans « Revue contemporaine », 1860, septembre-octobre, p. 125-147 [Source : Google Livres]
- István Sőtér, « Mihály Vörösmarty (1800-1855) » dans « Acta litteraria Academiæ scientiarum hungaricæ », vol. 18, nº 3-4, p. 237-246
- Saint-René Taillandier, « La Poésie hongroise au XIXe siècle » dans « Revue des deux mondes », 1860, avril & septembre [Source : Americana].
- Autrefois transcrit Michel Vœrœsmarty.
- « Un Poète hongrois : Vörösmarty », p. 8.
- Parfois traduit « La Défaite de Zalán ».
- La chronique anonyme « Gesta Hungarorum » (« Geste des Hongrois », inédit en français), qui a servi de source à Vörösmarty, dit : « Le grand “khan”, prince de Bulgarie, grand-père du prince Zalán, s’était emparé de la terre qui se trouve entre la Theisse et le Danube… et il avait fait habiter là des Slaves et des Bulgares » (« Terram, quæ jacet inter Thisciam et Danubium, præoccupavisset sibi “keanus” magnus, dux Bulgarie, avus Salani ducis… et fecisset ibi habitare Sclavos et Bulgaros »).