Joubert, « Correspondance générale (1774-1824). Tome III. La Restauration »

éd. William Blake & Co., Bordeaux

éd. William Blake & Co., Bor­deaux

Il s’agit de Jo­seph Jou­bert, un des plus grands sty­listes fran­çais (XVIIIe-XIXe siècle). Cet homme sin­gu­lier ne pu­blia rien de son vi­vant, tant il te­nait peu à la gloire, et ne fit rien d’autre, lit­té­ra­le­ment par­lant, pen­dant toute sa vie, que de tra­vailler à ses « Pen­sées », écri­vant, ra­tu­rant, ajou­tant, re­tran­chant et n’en fi­nis­sant ja­mais. À sa mort en 1824, il lais­sait der­rière lui deux cent cinq car­nets, com­plé­tés par soixante liasses de pa­piers où se mê­laient, dans une grande confu­sion, des notes, des bribes d’essais, des brouillons de lettres. Ce n’est que bien des an­nées plus tard que Jean-Bap­tiste-Mi­chel Du­chesne, ne­veu de Jou­bert, en fit un mince re­cueil, qu’il re­mit à l’illustre Cha­teau­briand, le­quel se char­gea de le pré­fa­cer et d’y mettre un peu d’ordre. Du­chesne fit donc seul le choix de cette pre­mière édi­tion des « Pen­sées », écar­tant celles qui étaient dif­fi­ci­le­ment dé­chif­frables, re­tou­chant celles qui lui sem­blaient trop longues ou trop courtes. Bien qu’ami des lettres, il n’avait pas un es­prit as­sez exercé pour que ce choix fût sa­tis­fai­sant, et il est dom­mage que sur la re­com­man­da­tion du nom de Cha­teau­briand on se soit ha­bi­tué, pen­dant long­temps, à ju­ger Jou­bert sur une édi­tion qui, étant in­com­plète et fau­tive, ne le montre pas dans toute sa splen­deur lit­té­raire et phi­lo­so­phique. Mais qui est donc Jou­bert ? Quel est cet in­connu, cet ano­nyme, cet in­édit qui s’était fait de la per­fec­tion une cer­taine idée qui l’empêchait de rien ache­ver ? Voici com­ment Sainte-Beuve ré­pond à cette ques­tion : « Ce fut un de ces heu­reux es­prits qui passent leur vie à pen­ser ; à conver­ser avec leurs amis ; à son­ger dans la so­li­tude ; à mé­di­ter quelque grand ou­vrage qu’ils n’accompliront ja­mais, et qui ne nous ar­rive qu’en frag­ments ». Sur l’un de ses car­nets, Jou­bert écri­vait1 : « Je suis comme Mon­taigne im­propre au dis­cours continu ». On peut y lire un aveu d’impuissance ; on peut y lire aussi la marque d’une es­thé­tique chez cet homme qui se di­sait avare « de [son] encre »2, et qui ne vou­lait « [se] don­ner la peine d’exprimer, avec soin, que des choses dignes d’être écrites sur de la soie ou sur l’airain »3. Pen­sant pour la seule vo­lupté de pen­ser, pen­sant pa­tiem­ment, il at­ten­dait, pour cou­cher un mot, que la goutte d’encre qui de­vait tom­ber de sa plume se chan­geât en « goutte de lu­mière »4, « tour­menté » qu’il était « par la mau­dite am­bi­tion de mettre tou­jours tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot »5.

« un des mo­nu­ments les plus du­rables de l’esprit fran­çais »

« Quelque ex­ces­sive que puisse pa­raître une sem­blable af­fir­ma­tion pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre de [Jou­bert], nous n’hésitons pas à croire que les “Pen­sées” et la “Cor­res­pon­dance” de­meu­re­ront comme un des mo­nu­ments les plus du­rables de l’esprit fran­çais. Le mo­ra­liste vi­vra, car il est com­pa­rable aux plus grands ; le phi­lo­sophe vi­vra lui aussi, car ses spé­cu­la­tions ont fran­chi “la zone des nuages pour se jouer dans la lu­mière”6 ; le cri­tique d’art et le cri­tique lit­té­raire de­meu­re­ront aussi, car Jou­bert est un ad­mi­rable juge de l’essence du beau et des choses de l’esprit, peu d’hommes ayant pos­sédé un tem­pé­ra­ment d’esthéticien aussi re­mar­quable. Il res­tera sur­tout comme l’ami fi­dèle, le conso­la­teur inef­fable des âmes souf­frantes et des cœurs las­sés ; car il n’est pas d’amertumes, pas d’angoisses, pas de cha­grins, pas de tor­tures mo­rales qui ne s’évanouissent — fan­tômes cruels — au contact de sa sé­ré­nité, de sa bonté, de son es­poir su­blime et ra­dieux : tels les brouillards de la nuit se dis­sipent sous les rayons du so­leil le­vant », dit très bien Jean-Paul Cla­rens.

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de la « Cor­res­pon­dance gé­né­rale » : « Je hais la li­berté comme l’entendent les Mo­dernes. J’aime et je n’aime que l’ordre qui est le be­soin de tous les pays, de tous les temps, de tous les hommes ; l’ordre, dis-je, dont le nom seul (quand il est en hon­neur) et l’idée seule (quelque confuse qu’elle soit) rendent les hommes meilleurs et au-de­dans et au-de­hors, tan­dis que le nom seul et la seule idée de li­berté, qui n’expriment et ne pré­sentent pour nous qu’une exemp­tion de frein et de règle, nous dé­pravent né­ces­sai­re­ment et au-de­hors et au-de­dans. Ce mot [de li­berté] a pour nous, de­puis le chris­tia­nisme, un son et un sens qu’il n’avait pas au­pa­ra­vant. Il… n’exprime, en réa­lité, que beau­coup de dé­ver­gon­dage dans les lois et dans les hu­meurs. Un homme libre, chez les An­ciens, était res­pec­tueux et sou­mis à son pays comme un es­clave ; un homme libre, aujourd’hui, se montre hardi et maître de lui-même comme un ty­ran. Com­pa­rez Aris­tide (ou tout autre An­cien) à lord Co­chrane, et vous com­pren­drez ce que je veux dire, mais ce que je n’ai pas le temps de dire mieux »7.

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. « Car­nets. Tome II », p. 240. Haut
  2. « Cor­res­pon­dance. Tome I », p. 101. Haut
  3. id. Haut
  4. « Car­nets. Tome I », p. 662. Haut
  1. « Car­nets. Tome II », p. 485. Haut
  2. Al­lu­sion aux pas­sages sui­vants de Jou­bert : « Pour ar­ri­ver aux ré­gions de la lu­mière, il faut pas­ser par les nuages » (« Car­nets. Tome II », p. 112) et « La sa­gesse est le re­pos dans la lu­mière… Heu­reux ceux où ce so­leil luit et que leur bon­heur même ex­cite à se jouer dans ses rayons » (« Car­nets. Tome II », p. 600-601). Haut
  3. p. 60. Haut