Il s’agit de « Rashômon »1 et autres nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke2. L’œuvre de cet écrivain, discrètement intellectuelle, teintée d’une ironie insouciante, cache assez mal, sous une apparence légère et élégante, quelque chose de nerveux, d’obsédant, un sourd malaise, une « vague inquiétude » (« bonyari-shita fuan »3), selon les mots mêmes par lesquels Akutagawa tiendra à définir le motif de son suicide. Pourtant, de tous les écrivains japonais, nul n’était mieux disposé qu’Akutagawa à trouver refuge dans l’art. Il se décrivait comme avide de lecture, juché sur l’échelle d’une librairie, toisant de là-haut les passants qui lui paraissaient étrangement petits et aussi tellement misérables : « La vie humaine ne vaut pas même une ligne de Baudelaire ! », disait-il4. Très tôt, il avait compris que rien de séduisant ne se fait sans qu’y collabore une douleur. L’œuvre d’art, plutôt qu’à la pierre précieuse, se compare à la flamme qui a besoin d’un aliment vivant. Et Akutagawa mit son honneur à s’en faire la victime volontaire. Comme il écrira dans la « Lettre adressée à un vieil ami » (« Aru kyûyû e okuru shuki »5) immédiatement avant sa mort : « Dans cet état extrême où je suis, la nature me semble plus émouvante que jamais. Peut-être riras-tu de la contradiction dans laquelle je me trouve, moi qui, tout en aimant la beauté de la nature, décide de me supprimer. Mais la nature est belle parce qu’elle se reflète dans mon ultime regard… » Et Yasunari Kawabata de commenter : « Le plus souvent maladif et affaibli, [l’artiste] s’enflamme au dernier moment avant de s’éteindre tout à fait. C’est quelque chose de tragique en soi »6. Le moins qu’on puisse en dire, c’est que c’est justement ce « quelque chose de tragique » qui exerce sa puissante fascination sur l’âme et sur l’imaginaire des lecteurs d’Akutagawa. « Ces derniers sentent que leurs préoccupations profondes — ou plutôt… “existentielles” — se trouvent saisies et partagées par l’auteur qui, en les précisant et en les amplifiant jusqu’à une sorte de hantise, les projette sur un fond imprégné d’un “spleen” qui lui est particulier », dit M. Arimasa Mori7.
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises de « Rashômon », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Mori.
「或日の暮方の事である.一人の下人が,羅生門の下で雨やみを待つてゐた.
廣い門の下には,この男の外に誰もゐない.唯,所々丹塗の剥げた,大きな圓柱に,蟋蟀が一匹とまつてゐる.羅生門が,朱雀大路にある以上は,この男の外にも,雨やみをする市女笠や揉烏帽子が,もう二三人はありさうなものである.それが,この男の外には誰もゐない.」— Début dans la langue originale
« Cela s’est passé un jour au crépuscule : un homme de basse condition était là, sous la porte Rashô8, à attendre une accalmie de la pluie.
Il n’y avait personne d’autre que lui sous la vaste porte. Seul, sur une colonne énorme, dont l’enduit rouge était tombé par endroits, un criquet s’était posé. La porte Rashô se trouvant dans l’avenue Suzaku, on se fût attendu à y rencontrer, outre cet homme, deux ou trois personnes, des femmes en chapeau conique ou des hommes coiffés [de bonnets noirs], cherchant abri contre la pluie. Et pourtant, il n’y avait personne d’autre que lui. »
— Début dans la traduction de M. Mori
« La nuit était fraîche. Le laquais d’un samouraï se tenait seul sous les arcades du Rashomon, attendant que l’averse passât.
Cet édifice avait été élevé face à l’Avenue du Sujaku. Il n’était pas rare que des passants, en chapeau de laiche ou en coiffe noble, vinssent s’y abriter d’une averse. Mais ce soir-là, le laquais était seul ; point d’autre présence que celle d’un grillon, sur une colonne rouge délavée. »
— Début dans la traduction de Yoshio Ono et René de Berval (dans « France-Asie », vol. 11, no 103, p. 217-225)
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Georges Bonneau, « Histoire de la littérature japonaise contemporaine (1868-1938) ; avec une préface de Kikuchi Kan » (éd. Payot, Paris)
- Maurice Pinguet, « La Mort volontaire au Japon » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, Paris)
- René Sieffert, « Akutagawa Ryūnosuke (1892-1927) » dans « Encyclopædia universalis » (éd. électronique).
- En japonais « 羅生門 ».
- En japonais 芥川龍之介. Autrefois transcrit Riunoské Akutagawa, Akoutagawa Ryunosouké, Akoutagaoua Ryounosouké ou Akoutagava Ryounosouke.
- En japonais « ぼんやりした不安 ».
- En japonais « 人生は一行のボオドレエルにも若かない ».
- En japonais « 或旧友へ送る手記 ».
- « Romans et Nouvelles », p. 26.
- « Préface à “Rashômon et Autres Contes” », p. 9.
- Le Rashômon, ou littéralement la porte Rashô, est la plus grande porte d’entrée de Kyôto.