Sénèque le philosophe, « L’Apocoloquintose du divin Claude »

éd. Les Belles Lettres, coll. des universités de France, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. des uni­ver­si­tés de France, Pa­ris

Il s’agit de « L’Apocoloquintose du di­vin Claude »1 (« Divi Clau­dii Apo­co­lo­cyn­to­sis »2) de Sé­nèque le phi­lo­sophe3, mo­ra­liste la­tin dou­blé d’un psy­cho­logue, dont les œuvres as­sez dé­cou­sues, mais riches en re­marques in­es­ti­mables, sont « un tré­sor de mo­rale et de bonne phi­lo­so­phie »4. Il na­quit à Cor­doue vers 4 av. J.-C. Il en­tra, par le conseil de son père, dans la car­rière du bar­reau, et ses dé­buts eurent tant d’éclat que le prince Ca­li­gula, qui avait des pré­ten­tions à l’éloquence, ja­loux du bruit de sa re­nom­mée, parla de le faire mou­rir. Sé­nèque ne dut son sa­lut qu’à sa santé chan­ce­lante, mi­née par les veilles stu­dieuses à la lueur de la lampe. On rap­porta à Ca­li­gula que ce jeune phti­sique avait à peine le souffle, que ce se­rait tuer un mou­rant. Et Ca­li­gula se ren­dit à ces rai­sons et se contenta d’adresser à son ri­val des cri­tiques quel­que­fois fon­dées, mais tou­jours mal­veillantes, ap­pe­lant son style « du sable sans chaux » (« arena sine calce »), et ses dis­cours ora­toires — « de pures ti­rades théâ­trales ». Dès lors, Sé­nèque ne pensa qu’à se faire ou­blier ; il s’adonna tout en­tier à la phi­lo­so­phie et n’eut d’autres fré­quen­ta­tions que des stoï­ciens. Ce­pen­dant, son père, crai­gnant qu’il ne se fer­mât l’accès aux hon­neurs, l’exhorta de re­ve­nir à la car­rière pu­blique. Celle-ci mena Sé­nèque de com­pro­mis en com­pro­mis et d’épreuve en épreuve, dont la plus fa­tale sur­vint lorsqu’il se vit confier par Agrip­pine l’éducation de Né­ron. On sait ce que fut Né­ron. Ja­mais Sé­nèque ne put faire un homme re­com­man­dable de ce sale gar­ne­ment, de ce triste élève « mal élevé, va­ni­teux, in­so­lent, sen­suel, hy­po­crite, pa­res­seux »5. Né­ron en re­vanche fit de notre au­teur un « ami » forcé, un col­la­bo­ra­teur in­vo­lon­taire, un conseiller mal­gré lui, le char­geant de ré­di­ger ses al­lo­cu­tions au sé­nat, dont celle où il re­pré­sen­tait le meurtre de sa mère Agrip­pine comme un bon­heur in­es­péré pour Rome. En l’an 62 apr. J.-C., Sé­nèque cher­cha à échap­per à ses hautes, mais désho­no­rantes fonc­tions. Il de­manda de par­tir à la cam­pagne en re­non­çant à tous ses biens qui, dit-il, l’exposaient à l’envie gé­né­rale. Mal­gré les re­fus ré­ité­rés de Né­ron, qui se ren­dait compte que la re­traite du pré­cep­teur se­rait in­ter­pré­tée comme un désa­veu de la po­li­tique im­pé­riale, Sé­nèque ne re­cula pas. « En réa­lité, sa vertu lui fai­sait ha­bi­ter une autre ré­gion de l’univers ; il n’avait [plus] rien de com­mun avec vous » (« At illum in aliis mundi fi­ni­bus sua vir­tus col­lo­ca­vit, ni­hil vo­bis­cum com­mune ha­ben­tem »)6. Il se re­tira du monde et des af­faires du monde avec sa femme, Pau­line, et il pré­texta quelque ma­la­die pour ne point sor­tir de chez lui.

« des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit, « de mé­di­ca­tion pra­tique »

Sé­nèque tra­vailla dé­sor­mais pour le compte de la pos­té­rité. Il son­gea à elle en com­po­sant des œuvres qu’il es­pé­rait pro­fi­tables. Il y consi­gna des pré­ceptes de sa­gesse hu­maine à l’usage des hon­nêtes gens, « des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit7, « de mé­di­ca­tion pra­tique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur ses propres plaies ». Ja­mais dans l’histoire ro­maine, le be­soin de per­fec­tion­ne­ment mo­ral et per­son­nel ne s’était fait plus vi­ve­ment sen­tir qu’au temps de Sé­nèque. La Ré­pu­blique étant morte, il n’y avait plus de voie ou­verte aux nobles am­bi­tions et aux dé­voue­ments à la pa­trie ; il fal­lait flat­ter sans cesse, se prê­ter aux moindres ca­prices de maîtres dé­bau­chés et cruels. Où trou­ver, au mi­lieu de cette cor­rup­tion am­biante, une paix, une sé­ré­nité et un mi­ni­mum d’idéal sans les­quels, pour l’âme bien née, la vie ne va­lait rien ? Sé­nèque lui-même, ren­fermé dans son re­fuge et éloi­gné des af­faires pu­bliques, put à peine trou­ver ces conso­la­tions, puisque, dès le mo­ment où il ma­ni­festa à Né­ron son dé­sir de s’en éloi­gner, il fut voué à la per­sé­cu­tion et à la mort. Son sui­cide fut digne d’un phi­lo­sophe, ou plu­tôt d’un di­rec­teur de conscience. Car exa­mi­ner ce sage comme un phi­lo­sophe qui au­rait un sys­tème bien dé­ter­miné et suivi, ce se­rait se trom­per. Les païens ont déjà re­mar­qué son peu de goût pour la pure spé­cu­la­tion. Et si les chré­tiens, frap­pés par ses écrits, ont voulu faire de lui un en­fant de l’Église, c’est qu’il as­pi­rait à don­ner aux âmes une dis­ci­pline in­té­rieure, et non des dogmes. « Lorsque le phi­lo­sophe déses­père de faire le bien », ex­plique Di­de­rot dans son ma­gni­fique « Es­sai sur les règnes de Claude et de Né­ron », « il re­nonce à la fonc­tion in­utile et pé­rilleuse… pour s’occuper dans le si­lence et l’obscurité de la re­traite… Il s’exhorte à la vertu et ap­prend à se rai­dir contre le tor­rent des mau­vaises mœurs qui en­traîne au­tour de lui la masse gé­né­rale de la na­tion. [Ainsi] des hommes ver­tueux, re­con­nais­sant la dé­pra­va­tion de notre âge, fuient le com­merce de la mul­ti­tude et le tour­billon des so­cié­tés, avec au­tant de soin qu’ils en ap­por­te­raient à se mettre à cou­vert d’une tem­pête ; et la so­li­tude est un port où ils se re­tirent. Ces sages au­ront beau se ca­cher loin de la foule des per­vers, ils se­ront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet ho­no­rable exil où ils vivent… ils ver­ront sans en­vie l’admiration du vul­gaire pro­di­guée à des fourbes qui le sé­duisent, et les ré­com­penses des grands ver­sées sur des bouf­fons qui les flattent ou… amusent ».

Il n’existe pas moins de huit tra­duc­tions fran­çaises de « L’Apocoloquintose du di­vin Claude », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de René Waltz.

« Dum des­cen­dunt per viam Sa­cram in­ter­ro­gat Mer­cu­rius quid sibi ve­lit ille concur­sus ho­mi­num, num Clau­dii fu­nus es­set. Et erat om­nium for­mo­sis­si­mum et im­pensa cura, plane ut scires deum ef­ferri. Tu­bi­ci­num, cor­ni­ci­num, om­nis ge­ne­ris ænea­to­rum tanta turba, tan­tus conven­tus, ut etiam Clau­dius au­dire pos­set. »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Comme ils des­cen­daient par la voie Sa­crée8, Mer­cure de­mande ce que si­gni­fie ce concours de peuple, si ce ne sont pas les fu­né­railles de Claude. Et en ef­fet, c’étaient les plus belles ob­sèques du monde : au­cun soin n’y avait été épar­gné, on voyait bien qu’on en­ter­rait un dieu. Il y avait une telle quan­tité, un tel ras­sem­ble­ment de joueurs de trom­pette, de joueurs de cor, de joueurs d’instruments de cuivre de toute es­pèce, que Claude lui-même en ar­ri­vait à les en­tendre. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Waltz

« Au cours de leur des­cente, ils passent par la voie Sa­crée. Mer­cure se ren­seigne sur cette af­fluence : “Qu’est-ce que cela vou­lait dire ? N’était-ce pas les fu­né­railles de Claude ?” Ef­fec­ti­ve­ment, le cor­tège était des plus beaux, on y avait dé­pensé as­sez de soin pour bien lais­ser en­tendre qu’il s’agissait des ob­sèques d’un dieu. Joueurs de flûte, de cor et de tous autres ins­tru­ments à vent étaient si nom­breux, fai­saient un tel concert, que Claude lui-même pou­vait en­tendre. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Fran­çois Ri­chard et Pierre Ri­chard (éd. Gar­nier frères, coll. Clas­siques Gar­nier, Pa­ris)

« Comme ils des­cen­daient par la voie Sa­crée, Mer­cure de­mande ce que si­gni­fie tout ce concours de monde, et si ce ne sont pas les fu­né­railles de Claude. Car la chose était des plus ma­gni­fiques, on n’y avait rien épar­gné ; cela sen­tait son dieu qu’on en­terre. Joueurs de flûtes, son­neurs de cors et sé­na­teurs [!] de toute es­pèce, une co­hue, un concert-monstre, que Claude lui-même pou­vait en­tendre. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard (XIXe siècle)

« Tan­dis qu’ils des­cendent par la voie Sa­crée, Mer­cure de­mande ce que veut dire tout ce concours de gens, si ce ne sont pas les fu­né­railles de Claude. En ef­fet, le cor­tège était des plus ma­gni­fiques, et comme on n’avait rien épar­gné pour la dé­pense, il était aisé de voir qu’on en­ter­rait un dieu. Des gens avec flûtes, cor­nets, trom­pettes de mille formes, il y en avait une telle foule, une telle co­hue, que Claude lui-même eût pu les en­tendre. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Bar­thé­lemy Hau­réau (XIXe siècle)

« En des­cen­dant par la voie Sa­crée, Mer­cure de­mande ce que si­gni­fie ce grand concours de monde qu’il aper­çoit, et si ce ne sont pas là les fu­né­railles de Claude. Et en ef­fet, le convoi était ma­gni­fique ; on n’y avait rien épar­gné pour la dé­pense, et vous n’auriez pas man­qué de re­con­naître qu’on fai­sait les ob­sèques d’un dieu. En joueurs de flûtes, cor­nets à bou­quins et autres ins­tru­ments d’airain, il y avait telle af­fluence, telle co­hue, que Claude lui-même pou­vait bien les en­tendre. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Charles Du Ro­zoir (XIXe siècle)

« Quand ils pas­sèrent par la voie Sa­crée, Mer­cure de­manda à quelqu’un qu’il ren­con­tra sur sa route ce que si­gni­fiait ce concours ex­tra­or­di­naire de peuple, et si ce ne se­rait pas là les fu­né­railles de Claude. Le convoi était ma­gni­fique, et la dé­pense n’y était nul­le­ment épar­gnée : il était aisé de ju­ger qu’on fai­sait les ob­sèques d’un dieu. Il y avait bon nombre de joueurs de flûtes et de trom­pettes, et le bruit de tous ces ins­tru­ments était si grand, que Claude lui-même pou­vait l’entendre. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de l’abbé … Es­quieu (XVIIIe siècle)

« En des­cen­dant par la voie Sa­crée, ils trouvent un grand concours dont Mer­cure de­mande la cause. “Pa­rions”, dit-il, “que c’est sa pompe fu­nèbre.” Et en ef­fet, la beauté du convoi, où l’argent n’avait pas été épar­gné, an­non­çait bien l’enterrement d’un dieu. Le bruit des trom­pettes, des cors, des ins­tru­ments de toute es­pèce et sur­tout de la foule était si grand, que Claude lui-même pou­vait l’entendre. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jean-Jacques Rous­seau (XVIIIe siècle)

« Ce­pen­dant qu’ils des­cen­daient par le Grand che­min, Mer­cure de­manda que vou­lait dire cette grande foule de peuple, et si c’étaient les hon­neurs fu­nèbres de Clau­dius. Et à la vé­rité, c’étaient les plus belles qu’on eût pu voir et faites avec si grand soin et si grande dé­pense, qu’on pou­vait bien ju­ger que c’était un dieu qu’on por­tait en terre. Il y avait une si grande com­pa­gnie de trom­pettes, de haut­bois, de cor­nets à bou­quins et d’autres ins­tru­ments d’airain, que Clau­dius même les pou­vait bien ouïr. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ma­thieu de Chal­vet (XVIIe siècle)

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  1. Par­fois tra­duit « Fa­cé­tie sa­ti­rique sur la mort du Cé­sar Claude, vul­gai­re­ment ap­pe­lée Apo­ko­lo­kyn­tose », « Apo­lo­chin­tose, ou In­cu­cur­bi­ta­tion, c’est-à-dire Mé­ta­mor­phose de l’Empereur Claude en ci­trouille », « Apo­co­lo­cyn­tose, ou Dis­cours plein de mo­que­rie sur la mort de Clau­dius » ou « L’Apocolokintosis sur la mort de l’Empereur Claude ». Haut
  2. Éga­le­ment connu sous les titres de « Divi Clau­dii Apo­theo­sis per sa­tu­ram » (« L’Apothéose bur­lesque du di­vin Claude ») et de « Lu­dus de morte Clau­dii Cæ­sa­ris » (« Fan­tai­sie sur la mort du Cé­sar Claude »), le mot forgé « apo­co­lo­quin­tose » ayant déso­rienté les co­pistes qui lui ont sub­sti­tué le mot propre « apo­théose bur­lesque ». Haut
  3. En la­tin Lu­cius Annæus Se­neca. Haut
  4. le comte Jo­seph de Maistre, « Œuvres com­plètes. Tome V. Les Soi­rées de Saint-Pé­ters­bourg (suite et fin) ». Haut
  1. René Waltz, « Vie de Sé­nèque » (éd. Per­rin, Pa­ris), p. 160. Haut
  2. « De la constance du sage », ch. XV, sect. 2. Haut
  3. « Lettres à Lu­ci­lius », lettre VIII, sect. 2. Haut
  4. La voie Sa­crée, grande ar­tère de la Rome an­tique, abou­tis­sait au Fo­rum en pas­sant près du Co­li­sée. Elle était l’une des pro­me­nades ha­bi­tuelles du poète Ho­race (« Sa­tires », liv. I, poème 9) : « Je m’en al­lais par la rue Sa­crée, rê­vant en moi-même, comme c’est ma cou­tume, à je ne sais quelles ba­ga­telles qui m’occupaient tout en­tier », etc. Haut