Il s’agit de « Questions naturelles »1 (« Naturales Quæstiones ») de Sénèque le philosophe2, moraliste latin doublé d’un psychologue, dont les œuvres assez décousues, mais riches en remarques inestimables, sont « un trésor de morale et de bonne philosophie »3. Il naquit à Cordoue vers 4 av. J.-C. Il entra, par le conseil de son père, dans la carrière du barreau, et ses débuts eurent tant d’éclat que le prince Caligula, qui avait des prétentions à l’éloquence, jaloux du bruit de sa renommée, parla de le faire mourir. Sénèque ne dut son salut qu’à sa santé chancelante, minée par les veilles studieuses à la lueur de la lampe. On rapporta à Caligula que ce jeune phtisique avait à peine le souffle, que ce serait tuer un mourant. Et Caligula se rendit à ces raisons et se contenta d’adresser à son rival des critiques quelquefois fondées, mais toujours malveillantes, appelant son style « du sable sans chaux » (« arena sine calce »), et ses discours oratoires — « de pures tirades théâtrales ». Dès lors, Sénèque ne pensa qu’à se faire oublier ; il s’adonna tout entier à la philosophie et n’eut d’autres fréquentations que des stoïciens. Cependant, son père, craignant qu’il ne se fermât l’accès aux honneurs, l’exhorta de revenir à la carrière publique. Celle-ci mena Sénèque de compromis en compromis et d’épreuve en épreuve, dont la plus fatale survint lorsqu’il se vit confier par Agrippine l’éducation de Néron. On sait ce que fut Néron. Jamais Sénèque ne put faire un homme recommandable de ce sale garnement, de ce triste élève « mal élevé, vaniteux, insolent, sensuel, hypocrite, paresseux »4. Néron en revanche fit de notre auteur un « ami » forcé, un collaborateur involontaire, un conseiller malgré lui, le chargeant de rédiger ses allocutions au sénat, dont celle où il représentait le meurtre de sa mère Agrippine comme un bonheur inespéré pour Rome. En l’an 62 apr. J.-C., Sénèque chercha à échapper à ses hautes, mais déshonorantes fonctions. Il demanda de partir à la campagne en renonçant à tous ses biens qui, dit-il, l’exposaient à l’envie générale. Malgré les refus réitérés de Néron, qui se rendait compte que la retraite du précepteur serait interprétée comme un désaveu de la politique impériale, Sénèque ne recula pas. « En réalité, sa vertu lui faisait habiter une autre région de l’univers ; il n’avait [plus] rien de commun avec vous » (« At illum in aliis mundi finibus sua virtus collocavit, nihil vobiscum commune habentem »)5. Il se retira du monde et des affaires du monde avec sa femme, Pauline, et il prétexta quelque maladie pour ne point sortir de chez lui.
« des conseils d’hygiène morale, des formules », comme il dit, « de médication pratique »
Sénèque travailla désormais pour le compte de la postérité. Il songea à elle en composant des œuvres qu’il espérait profitables. Il y consigna des préceptes de sagesse humaine à l’usage des honnêtes gens, « des conseils d’hygiène morale, des formules », comme il dit6, « de médication pratique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur ses propres plaies ». Jamais dans l’histoire romaine, le besoin de perfectionnement moral et personnel ne s’était fait plus vivement sentir qu’au temps de Sénèque. La République étant morte, il n’y avait plus de voie ouverte aux nobles ambitions et aux dévouements à la patrie ; il fallait flatter sans cesse, se prêter aux moindres caprices de maîtres débauchés et cruels. Où trouver, au milieu de cette corruption ambiante, une paix, une sérénité et un minimum d’idéal sans lesquels, pour l’âme bien née, la vie ne valait rien ? Sénèque lui-même, renfermé dans son refuge et éloigné des affaires publiques, put à peine trouver ces consolations, puisque, dès le moment où il manifesta à Néron son désir de s’en éloigner, il fut voué à la persécution et à la mort. Son suicide fut digne d’un philosophe, ou plutôt d’un directeur de conscience. Car examiner ce sage comme un philosophe qui aurait un système bien déterminé et suivi, ce serait se tromper. Les païens ont déjà remarqué son peu de goût pour la pure spéculation. Et si les chrétiens, frappés par ses écrits, ont voulu faire de lui un enfant de l’Église, c’est qu’il aspirait à donner aux âmes une discipline intérieure, et non des dogmes. « Lorsque le philosophe désespère de faire le bien », explique Diderot dans son magnifique « Essai sur les règnes de Claude et de Néron », « il renonce à la fonction inutile et périlleuse… pour s’occuper dans le silence et l’obscurité de la retraite… Il s’exhorte à la vertu et apprend à se raidir contre le torrent des mauvaises mœurs qui entraîne autour de lui la masse générale de la nation. [Ainsi] des hommes vertueux, reconnaissant la dépravation de notre âge, fuient le commerce de la multitude et le tourbillon des sociétés, avec autant de soin qu’ils en apporteraient à se mettre à couvert d’une tempête ; et la solitude est un port où ils se retirent. Ces sages auront beau se cacher loin de la foule des pervers, ils seront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet honorable exil où ils vivent… ils verront sans envie l’admiration du vulgaire prodiguée à des fourbes qui le séduisent, et les récompenses des grands versées sur des bouffons qui les flattent ou… amusent ».
Il n’existe pas moins de dix traductions françaises de « Questions naturelles », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Paul Oltramare.
« Fluit tempus et avidissimos sui deserit. Nec quod futurum est meum est, nec quod fuit. In puncto fugientis temporis pendeo ; et magni est modicum fuisse. Eleganter ille Lælius sapiens dicenti cuidam : “Sexaginta annos habeo. — Hos”, inquit, “dicis sexaginta quos non habes”. Ne ex hoc quidem intellegimus incomprehensibilis vitæ conditionem et sortem temporis semper alieni quod annos numeramus amissos. »
— Passage dans la langue originale
« Le temps coule et laisse derrière lui ceux qui sont les plus désireux de le saisir. Je n’ai à moi ni celui qui sera, ni celui qui fut. Je suis suspendu en un moment du temps qui fuit ; et la grandeur de l’homme est de n’en pas avoir été avide7. Entendant dire à quelqu’un qu’il avait soixante ans, le sage Lælius remarqua spirituellement : “Tu veux dire les soixante ans que tu n’as [plus]”. Que la condition de la vie est d’être insaisissable, et que le temps est un bien qui ne nous appartient jamais, c’est ce que ne nous fait même pas comprendre notre habitude de compter comme nôtres les années que nous avons perdues. »
— Passage dans la traduction d’Oltramare
« Qu’importe, dis-moi, que j’arrive ou non à ce temps qui fuit, que les plus avides à le saisir n’arrêtent pas ? Ni l’avenir n’est à moi, ni le passé. Je flotte suspendu sur un point de la mobile durée ; avoir été, en ce court moment, est-ce une grande chose ? Écoute la piquante réponse du sage Lélius à l’homme qui disait : “J’ai soixante ans ! — Parlez-vous des soixante ans que vous n’avez plus ?” La vie est de nature insaisissable, et jamais le temps n’appartient à l’homme ; voilà ce que nous ne sentons pas, nous qui ne comptons que des années déjà perdues. »
— Passage dans la traduction de Joseph Baillard, 2e version (XIXe siècle)
« Le temps fuit ; malgré toute notre avidité à le saisir, il nous échappe. Ni l’avenir n’est à moi, ni le passé. Je flotte suspendu sur un point mobile de la durée ; et encore, c’est beaucoup que d’être si peu de temps. Qu’elle est ingénieuse la réponse de [Lælius] à l’homme qui disait : “J’ai soixante ans ! — Parlez-vous des soixante ans que vous n’avez plus ?”, reprit le sage. Nous ne sentons pas que la vie est de nature insaisissable, et que le temps n’est pas fait pour l’homme ; nous ne le sentons pas, nous qui ne comptons que les années déjà perdues. »
— Passage dans la traduction de Joseph Baillard, 1re version (XIXe siècle)
« Le temps fuit ; en vain l’homme en est avide, il fuit. Et ni le passé ni l’avenir n’est à moi ; la minute présente est tout. J’y suis suspendu ; est-ce donc beaucoup que d’être si peu de temps ? Un jour, un homme disait devant Lélius : “J’ai soixante ans — Quoi !”, dit le sage, “les soixante ans que tu n’as plus ?” Cette nécessité de ne compter que les années déjà perdues ne peut-elle, du moins, nous faire comprendre que la vie est insaisissable, et que le temps n’est pas pour nous ? »
— Passage dans la traduction de François-Étienne Ajasson de Grandsagne (XIXe siècle)
« Le temps fuit ; en vain l’homme veut le retenir avidement, il nous échappe. Ni l’avenir n’est à moi, ni le passé. Je flotte suspendu sur un point mobile de la durée ; et encore, c’est beaucoup que d’être si peu de temps. Un jour, un homme disait devant Lélius : “J’ai soixante ans. — Quoi !”, reprit ingénieusement le sage, “les soixante ans que tu n’as plus ?” Cette nécessité de ne compter que les années perdues ne peut-elle, du moins, nous faire comprendre que la vie est insaisissable, et que le temps n’est pas pour nous ? »
— Passage dans la traduction de François-Étienne Ajasson de Grandsagne, revue par Félix Lemaistre (XIXe siècle)
« Le temps s’écoule et abandonne ceux même qui en sont les plus avides. D’ailleurs, le temps à venir n’est pas plus à moi que le temps passé. Je suis suspendu à un point fugitif ; faut-il faire un grand cas d’avoir été peu de chose ? Un homme disait à Lælius : “J’ai soixante ans. — Parlez-vous”, lui répondit ce sage, “des soixante ans que vous n’avez plus ?” Cette nécessité de ne supputer que les années perdues pour nous, ne devrait-elle pas nous faire comprendre que la vie est une chose que nous ne pouvons jamais saisir, et que le temps est un être absolument étranger à nous ? »
— Passage dans la traduction de … Lagrange (XVIIIe siècle)
« Le temps coule et abandonne bientôt ceux qui le chérissent davantage. L’avenir et le passé ne sont point à moi. Je ne jouis qu’en suspens, et toujours en doute, d’un moment qui passe bien vite et qui n’est déjà plus à moi lorsque je pense en jouir ; et néanmoins, c’est beaucoup que d’en avoir eu la jouissance. Le sage Lélius répondit fort bien à quelqu’un qui lui disait : “J’ai soixante ans. — Dites-vous”, lui répondit-il, “que vous avez soixante ans lorsque vous ne pouvez plus jouir de tant d’années ?” Cependant, cela même ne peut nous faire connaître la condition de notre vie, ni celle du temps qui n’est jamais à nous, bien que nous mettions entre les choses qui nous appartiennent les années que nous n’avons plus. »
— Passage dans la traduction de Pierre Du Ryer (XVIIe siècle)
« Le temps coule et délaisse ceux qui l’aiment le plus. Ce qui doit être et ce qui a été n’est point à moi. Je demeure en suspens sur un moment de temps qui fuit toujours ; et encore, est-ce beaucoup d’y avoir été ce peu de temps. Lélius, ce sage homme, eut fort bonne grâce quand quelqu’un lui dit : “J’ai soixante ans. — Appelles-tu”, dit-il, “soixante ans ceux que tu n’as plus ?” Encore, avec tout cela, nous ne pouvons connaître la condition de notre vie incompréhensible et le hasard du temps qui n’est jamais à nous, puisque nous tenons compte des ans que nous avons perdus. »
— Passage dans la traduction de Mathieu de Chalvet (XVIIe siècle)
« Le temps s’enfuit, abandonnant ceux qui le désirent tant. Ce qui sera n’est non plus à moi que ce qui a été. Je suis attaché dans un point du temps qui passe plus vite que le vent ; et c’est beaucoup d’y avoir été un moment. Le sage Lælius répondit de bonne grâce à un quidam qui lui disait : “J’ai soixante ans. — Parles-tu de ces soixante ans que tu n’as [plus] ?” Ce que nous comptons les années perdues fait que nous ne comprenons jamais la condition de la vie ou nous ne connaissons rien, et d’un temps qui n’est jamais à nous. »
— Passage dans la traduction de Simon Goulart (XVIe siècle)
« (lacune) Ce qui est à venir n’est point à moi, ni ce qui a été. Je balance sur un petit point de temps qui fuit et glisse plus tôt qu’on ne le puisse sentir ; nous faisons grand cas d’être un moment. M. Lélius répondit gentiment à quelqu’un qui disait : “J’ai soixante ans. — Tu comptes ces soixante que tu n’as [plus]”. Nous n’avons pas seulement l’entendement de connaître que la condition de notre vie est incompréhensible, et que nulle partie du temps n’est nôtre, de ce que nous comptons en notre âge les années que nous avons perdues. »
— Passage dans la traduction de Geoffroi de La Chassagne, sieur de Pressac (XVIe siècle)
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- André de Bovis, « La Sagesse de Sénèque » (éd. Aubier, coll. Théologie, Paris)
- Paul Faider, « Études sur Sénèque » (éd. Van Rysselberghe et Rombaut-Université de Gand, coll. Recueil de travaux publiés par la Faculté de philosophie et lettres, Gand) [Source : Canadiana]
- Constant Martha, « Les Moralistes sous l’Empire romain : philosophes et poètes » (XIXe siècle) [Source : Canadiana].
- Parfois traduit « La Philosophie naturelle, ou Météorologie ».
- En latin Lucius Annæus Seneca.
- le comte Joseph de Maistre, « Œuvres complètes. Tome V. Les Soirées de Saint-Pétersbourg (suite et fin) ».
- René Waltz, « Vie de Sénèque » (éd. Perrin, Paris), p. 160.
- « De la constance du sage », ch. XV, sect. 2.
- « Lettres à Lucilius », lettre VIII, sect. 2.
- La phrase latine « et magni est modicum fuisse » a une certaine magie qui défie les traducteurs : La vie n’est qu’un point insignifiant et « modique » (« modicum ») du temps qui passe. L’homme ne doit pas moins s’en contenter et « s’y borner avec modestie » (« modicum fuisse »). C’est par là qu’il atteint à la grandeur.