Sénèque le philosophe, « Lettres à Lucilius. Tome IV. Livres XIV-XVIII »

éd. Les Belles Lettres, coll. des universités de France, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. des uni­ver­si­tés de France, Pa­ris

Il s’agit des « Lettres (mo­rales) à Lu­ci­lius »1 (« Ad Lu­ci­lium epis­tulæ (mo­rales) ») de Sé­nèque le phi­lo­sophe2, mo­ra­liste la­tin dou­blé d’un psy­cho­logue, dont les œuvres as­sez dé­cou­sues, mais riches en re­marques in­es­ti­mables, sont « un tré­sor de mo­rale et de bonne phi­lo­so­phie »3. Il na­quit à Cor­doue vers 4 av. J.-C. Il en­tra, par le conseil de son père, dans la car­rière du bar­reau, et ses dé­buts eurent tant d’éclat que le prince Ca­li­gula, qui avait des pré­ten­tions à l’éloquence, ja­loux du bruit de sa re­nom­mée, parla de le faire mou­rir. Sé­nèque ne dut son sa­lut qu’à sa santé chan­ce­lante, mi­née par les veilles stu­dieuses à la lueur de la lampe. On rap­porta à Ca­li­gula que ce jeune phti­sique avait à peine le souffle, que ce se­rait tuer un mou­rant. Et Ca­li­gula se ren­dit à ces rai­sons et se contenta d’adresser à son ri­val des cri­tiques quel­que­fois fon­dées, mais tou­jours mal­veillantes, ap­pe­lant son style « du sable sans chaux » (« arena sine calce »), et ses dis­cours ora­toires — « de pures ti­rades théâ­trales ». Dès lors, Sé­nèque ne pensa qu’à se faire ou­blier ; il s’adonna tout en­tier à la phi­lo­so­phie et n’eut d’autres fré­quen­ta­tions que des stoï­ciens. Ce­pen­dant, son père, crai­gnant qu’il ne se fer­mât l’accès aux hon­neurs, l’exhorta de re­ve­nir à la car­rière pu­blique. Celle-ci mena Sé­nèque de com­pro­mis en com­pro­mis et d’épreuve en épreuve, dont la plus fa­tale sur­vint lorsqu’il se vit confier par Agrip­pine l’éducation de Né­ron. On sait ce que fut Né­ron. Ja­mais Sé­nèque ne put faire un homme re­com­man­dable de ce sale gar­ne­ment, de ce triste élève « mal élevé, va­ni­teux, in­so­lent, sen­suel, hy­po­crite, pa­res­seux »4. Né­ron en re­vanche fit de notre au­teur un « ami » forcé, un col­la­bo­ra­teur in­vo­lon­taire, un conseiller mal­gré lui, le char­geant de ré­di­ger ses al­lo­cu­tions au sé­nat, dont celle où il re­pré­sen­tait le meurtre de sa mère Agrip­pine comme un bon­heur in­es­péré pour Rome. En l’an 62 apr. J.-C., Sé­nèque cher­cha à échap­per à ses hautes, mais désho­no­rantes fonc­tions. Il de­manda de par­tir à la cam­pagne en re­non­çant à tous ses biens qui, dit-il, l’exposaient à l’envie gé­né­rale. Mal­gré les re­fus ré­ité­rés de Né­ron, qui se ren­dait compte que la re­traite du pré­cep­teur se­rait in­ter­pré­tée comme un désa­veu de la po­li­tique im­pé­riale, Sé­nèque ne re­cula pas. « En réa­lité, sa vertu lui fai­sait ha­bi­ter une autre ré­gion de l’univers ; il n’avait [plus] rien de com­mun avec vous » (« At illum in aliis mundi fi­ni­bus sua vir­tus col­lo­ca­vit, ni­hil vo­bis­cum com­mune ha­ben­tem »)5. Il se re­tira du monde et des af­faires du monde avec sa femme, Pau­line, et il pré­texta quelque ma­la­die pour ne point sor­tir de chez lui.

« des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit, « de mé­di­ca­tion pra­tique »

Sé­nèque tra­vailla dé­sor­mais pour le compte de la pos­té­rité. Il son­gea à elle en com­po­sant des œuvres qu’il es­pé­rait pro­fi­tables. Il y consi­gna des pré­ceptes de sa­gesse hu­maine à l’usage des hon­nêtes gens, « des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit6, « de mé­di­ca­tion pra­tique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur ses propres plaies ». Ja­mais dans l’histoire ro­maine, le be­soin de per­fec­tion­ne­ment mo­ral et per­son­nel ne s’était fait plus vi­ve­ment sen­tir qu’au temps de Sé­nèque. La Ré­pu­blique étant morte, il n’y avait plus de voie ou­verte aux nobles am­bi­tions et aux dé­voue­ments à la pa­trie ; il fal­lait flat­ter sans cesse, se prê­ter aux moindres ca­prices de maîtres dé­bau­chés et cruels. Où trou­ver, au mi­lieu de cette cor­rup­tion am­biante, une paix, une sé­ré­nité et un mi­ni­mum d’idéal sans les­quels, pour l’âme bien née, la vie ne va­lait rien ? Sé­nèque lui-même, ren­fermé dans son re­fuge et éloi­gné des af­faires pu­bliques, put à peine trou­ver ces conso­la­tions, puisque, dès le mo­ment où il ma­ni­festa à Né­ron son dé­sir de s’en éloi­gner, il fut voué à la per­sé­cu­tion et à la mort. Son sui­cide fut digne d’un phi­lo­sophe, ou plu­tôt d’un di­rec­teur de conscience. Car exa­mi­ner ce sage comme un phi­lo­sophe qui au­rait un sys­tème bien dé­ter­miné et suivi, ce se­rait se trom­per. Les païens ont déjà re­mar­qué son peu de goût pour la pure spé­cu­la­tion. Et si les chré­tiens, frap­pés par ses écrits, ont voulu faire de lui un en­fant de l’Église, c’est qu’il as­pi­rait à don­ner aux âmes une dis­ci­pline in­té­rieure, et non des dogmes. « Lorsque le phi­lo­sophe déses­père de faire le bien », ex­plique Di­de­rot dans son ma­gni­fique « Es­sai sur les règnes de Claude et de Né­ron », « il re­nonce à la fonc­tion in­utile et pé­rilleuse… pour s’occuper dans le si­lence et l’obscurité de la re­traite… Il s’exhorte à la vertu et ap­prend à se rai­dir contre le tor­rent des mau­vaises mœurs qui en­traîne au­tour de lui la masse gé­né­rale de la na­tion. [Ainsi] des hommes ver­tueux, re­con­nais­sant la dé­pra­va­tion de notre âge, fuient le com­merce de la mul­ti­tude et le tour­billon des so­cié­tés, avec au­tant de soin qu’ils en ap­por­te­raient à se mettre à cou­vert d’une tem­pête ; et la so­li­tude est un port où ils se re­tirent. Ces sages au­ront beau se ca­cher loin de la foule des per­vers, ils se­ront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet ho­no­rable exil où ils vivent… ils ver­ront sans en­vie l’admiration du vul­gaire pro­di­guée à des fourbes qui le sé­duisent, et les ré­com­penses des grands ver­sées sur des bouf­fons qui les flattent ou… amusent ».

Il n’existe pas moins de dix tra­duc­tions fran­çaises des « Lettres à Lu­ci­lius », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Henri No­blot.

« Num­quid fe­li­cio­rem ju­di­cas eum qui summo die mu­ne­ris quam eum qui me­dio oc­ci­di­tur ? Num­quid ali­quem tam stulte cu­pi­dum esse vitæ pu­tas ut ju­gu­lari in spo­lia­rio quam in arena ma­lit ? Non ma­jore spa­tio al­ter al­te­rum præ­ce­di­mus. Mors per omnes it ; qui oc­ci­dit conse­qui­tur oc­ci­sum. Mi­ni­mum est de quo sol­li­ci­tis­sime agi­tur. Quid au­tem ad rem per­ti­net quam diu vites quod evi­tare non pos­sis ? »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Es­times-tu plus heu­reux le gla­dia­teur qui tombe à la der­nière heure du spec­tacle que ce­lui qui tombe au mi­lieu du jour ? Ima­gines-tu un de ces hommes as­sez fol­le­ment épris de la vie, pour ai­mer mieux être égorgé au spo­liaire7 que dans l’arène ? L’intervalle dont nous nous de­van­çons les uns les autres est juste aussi grand. La mort fait le tour, sans omettre per­sonne ; le meur­trier suit sa vic­time. Un mo­ment (de plus ou de moins), voilà ce dont on se met si fort en peine. [Eh] ! que sert d’éviter plus ou moins long­temps l’inévitable ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de No­blot

« Juges-tu le gla­dia­teur plus heu­reux d’être tué à la moi­tié du spec­tacle qu’à la fin ? Penses-tu qu’il en soit un as­sez sot­te­ment épris de la vie pour mieux ai­mer être égorgé au ves­tiaire que sur l’arène ? C’est à peu près de la même dis­tance que nous nous de­van­çons les uns les autres. La mort ne fait pas d’exceptions ; ce­lui qui tue suit de près ce­lui qu’il a tué. Ce n’est qu’une se­conde qui nous sou­cie tant. Et en somme, qu’importe pen­dant com­bien de temps tu évites ce que tu ne peux évi­ter ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Fran­çois Ri­chard et Pierre Ri­chard (éd. Gar­nier frères, coll. Clas­siques Gar­nier, Pa­ris)

« Es­times-tu plus heu­reux le gla­dia­teur qu’on égorge le soir que ce­lui qui tombe au mi­lieu du jour ? En est-il, penses-tu, un seul as­sez sot­te­ment épris de la vie, pour ai­mer mieux re­ce­voir le coup de grâce au spo­liaire que dans l’arène ? Voilà à quelle dis­tance nous nous de­van­çons les uns les autres. La mort nous fauche tous, le meur­trier après la vic­time. C’est en vue d’un mo­ment que l’on s’agite avec tant d’anxiété. Eh ! que sert d’éviter plus ou moins long­temps l’inévitable ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 2e ver­sion (XIXe siècle)

« Es­ti­mez-vous plus heu­reux pour le gla­dia­teur d’être tué le soir d’une fête pu­blique, ou bien au mi­lieu de la jour­née ? Et croyez-vous que, parmi cette classe d’hommes, il y en ait d’assez fol­le­ment amou­reux de la vie, pour ai­mer mieux avoir la gorge cou­pée dans le spo­liaire que dans l’arène ? C’est à peu près à la même dis­tance que nous nous de­van­çons les uns les autres. La mort se jette in­dif­fé­rem­ment sur tous ; ce­lui qui tue suit de près ce­lui qu’il a tué. C’est bien peu de chose que ce temps dont nous nous met­tons si fort en peine. Et après tout, que nous sert de fuir pour quelques mo­ments ce qu’il nous est im­pos­sible d’éviter ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 1re ver­sion, Charles Du Ro­zoir, Charles-Louis-Fleury Pan­ckoucke et Er­nest Pan­ckoucke (XIXe siècle)

« Es­ti­mez-vous plus heu­reux pour le gla­dia­teur d’être tué au mi­lieu qu’à la fin d’une fête pu­blique ? Croyez-vous que, parmi cette classe d’hommes, il y en ait d’assez fol­le­ment amou­reux de la vie, pour ai­mer mieux avoir la gorge cou­pée dans le spo­liaire que dans l’arène ? C’est à peu près à la même dis­tance que nous nous de­van­çons les uns les autres. La mort se jette in­dif­fé­rem­ment sur tous ; ce­lui qui tue suit de près ce­lui qu’il a tué. C’est pour un mo­ment que nous nous tour­men­tons. Et après tout, que nous sert d’éviter quelque temps ce qu’il nous est im­pos­sible d’éviter ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 1re ver­sion, Charles Du Ro­zoir, Charles-Louis-Fleury Pan­ckoucke et Er­nest Pan­ckoucke, re­vue par Jean-Pierre Char­pen­tier et Fé­lix Le­maistre (XIXe siècle)

« Trou­vez-vous plus heu­reux pour un ath­lète de mou­rir au mi­lieu ou à la fin du spec­tacle ? Croyez-vous qu’il y en ait un seul as­sez at­ta­ché à la vie, pour ai­mer mieux être égorgé dans le spo­liaire que dans l’arène ? Tels sont à peu près les in­ter­valles dont nous nous de­van­çons les uns les autres. La mort se jette dans la foule ; ce­lui qui tue, suit de près ce­lui qu’il a tué. C’est pour un mo­ment que nous nous tour­men­tons. Eh ! que vous im­porte d’éviter quelque temps ce que vous ne pou­vez évi­ter tou­jours ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de … La­grange (XVIIIe siècle)

« Croyez-vous qu’un gla­dia­teur soit plus heu­reux d’être tué sur la fin qu’au mi­lieu du spec­tacle ? Et qu’il s’en puisse trou­ver quelqu’un si pas­sionné de la vie, qu’il ai­mât mieux être égorgé au lieu où l’on en­terre les morts, que de mou­rir dans le champ du com­bat ? Nous pas­sons les uns de­vant les autres avec fort peu d’intervalle. La mort n’épargne per­sonne ; ce­lui qui tue suit de bien près ce­lui qu’il a tué. Ce n’est qu’un mo­ment qui nous met si fort en peine. Qu’importe com­bien de temps nous évi­tions ce que nous ne pou­vons ab­so­lu­ment évi­ter ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Pierre Pin­trel, re­vue par Jean de La Fon­taine (XVIIe siècle)

« Es­ti­mez-vous plus heu­reux le gla­dia­teur qui est tué le soir d’une fête pu­blique, que ce­lui qui l’est à midi ? Et croyez-vous qu’il y en ait quelqu’un si fol­le­ment amou­reux de la vie, qu’il aime mieux avoir la gorge cou­pée dans l’endroit où l’on porte les bles­sés, que de mou­rir sur l’arène ? Nous ne sui­vons pas de plus loin ceux qui sont pas­sés de­vant nous. La mort se jette in­dif­fé­rem­ment sur tout le monde ; ce­lui qui meurt suit un autre qui vient de mou­rir ; ce­lui qui tue suit de près ce­lui qu’il a tué. En­fin, ce temps dont nous nous met­tons en si grande peine, est fort peu de chose. Et après tout, de quoi nous sert d’éviter pour quelques mo­ments ce qu’il nous est im­pos­sible d’éviter ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Pierre Du Ryer (XVIIe siècle)

« Es­times-tu plus heu­reux ce­lui qui est tué sur la fin du jour des spec­tacles pu­blics, que ce­lui qui l’est à midi ? Penses-tu qu’il y ait au­cun si sot­te­ment dé­si­reux de pro­lon­ger sa vie, qui aime mieux avoir la gorge cou­pée au lieu où l’on dé­pouille les morts qu’au mi­lieu de l’arène ? Nous ne pas­sons les uns de­vant les autres de beau­coup plus de temps que de cela. La mort n’épargne pas un : ce­lui qui tue suit bien­tôt après ce­lui qui est tué. C’est pe­tite chose que ce peu de temps qui nous donne tant de peine et de souci. Car de quoi te sert-il d’éviter pour quelque heure ce que tu ne peux en­fin évi­ter ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ma­thieu de Chal­vet (XVIIe siècle)

« Es­times-tu plus heu­reux l’escrimeur à ou­trance qui est tué sur le soir du jour de son com­bat, que ce­lui qui sera égorgé à midi ? Penses-tu qu’il s’en trouve de si dé­si­reux de vivre, qu’il aime mieux qu’on lui coupe la gorge au lieu où les es­cri­meurs se dé­pouillent, où l’on re­tire les bles­sés, et où les na­vrés à mort sont dé­pê­chés, qu’en pleine place et de­vant tout le peuple ? Nous n’allons pas à la mort plus éloi­gnés les uns des autres que cela. La mort at­trape tous ; le tueur suit le tué. Cela dont l’on se sou­cie le plus est ce de quoi il fau­drait se don­ner moins de peine. Qu’importe com­bien lon­gue­ment tu évi­te­ras ce que tu ne peux évi­ter ? »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Si­mon Gou­lart (XVIe siècle)

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  1. Au­tre­fois tra­duit « Cent Vingt-quatre Épîtres, ou Di­vers Dis­cours phi­lo­so­phiques à Lu­ci­lius » ou « Épîtres ». Haut
  2. En la­tin Lu­cius Annæus Se­neca. Haut
  3. le comte Jo­seph de Maistre, « Œuvres com­plètes. Tome V. Les Soi­rées de Saint-Pé­ters­bourg (suite et fin) ». Haut
  4. René Waltz, « Vie de Sé­nèque » (éd. Per­rin, Pa­ris), p. 160. Haut
  1. « De la constance du sage », ch. XV, sect. 2. Haut
  2. « Lettres à Lu­ci­lius », lettre VIII, sect. 2. Haut
  3. Le « spo­liaire » c’était le lieu où l’on dé­pouillait les gla­dia­teurs tués ou trop griè­ve­ment bles­sés pour ser­vir dé­sor­mais aux plai­sirs cruels des Ro­mains. Haut