Sénèque le philosophe, « Lettres à Lucilius. Tome V. Livres XIX-XX »

éd. Les Belles Lettres, coll. des universités de France, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. des uni­ver­si­tés de France, Pa­ris

Il s’agit des « Lettres (mo­rales) à Lu­ci­lius »1 (« Ad Lu­ci­lium epis­tulæ (mo­rales) ») de Sé­nèque le phi­lo­sophe2, mo­ra­liste la­tin dou­blé d’un psy­cho­logue, dont les œuvres as­sez dé­cou­sues, mais riches en re­marques in­es­ti­mables, sont « un tré­sor de mo­rale et de bonne phi­lo­so­phie »3. Il na­quit à Cor­doue vers 4 av. J.-C. Il en­tra, par le conseil de son père, dans la car­rière du bar­reau, et ses dé­buts eurent tant d’éclat que le prince Ca­li­gula, qui avait des pré­ten­tions à l’éloquence, ja­loux du bruit de sa re­nom­mée, parla de le faire mou­rir. Sé­nèque ne dut son sa­lut qu’à sa santé chan­ce­lante, mi­née par les veilles stu­dieuses à la lueur de la lampe. On rap­porta à Ca­li­gula que ce jeune phti­sique avait à peine le souffle, que ce se­rait tuer un mou­rant. Et Ca­li­gula se ren­dit à ces rai­sons et se contenta d’adresser à son ri­val des cri­tiques quel­que­fois fon­dées, mais tou­jours mal­veillantes, ap­pe­lant son style « du sable sans chaux » (« arena sine calce »), et ses dis­cours ora­toires — « de pures ti­rades théâ­trales ». Dès lors, Sé­nèque ne pensa qu’à se faire ou­blier ; il s’adonna tout en­tier à la phi­lo­so­phie et n’eut d’autres fré­quen­ta­tions que des stoï­ciens. Ce­pen­dant, son père, crai­gnant qu’il ne se fer­mât l’accès aux hon­neurs, l’exhorta de re­ve­nir à la car­rière pu­blique. Celle-ci mena Sé­nèque de com­pro­mis en com­pro­mis et d’épreuve en épreuve, dont la plus fa­tale sur­vint lorsqu’il se vit confier par Agrip­pine l’éducation de Né­ron. On sait ce que fut Né­ron. Ja­mais Sé­nèque ne put faire un homme re­com­man­dable de ce sale gar­ne­ment, de ce triste élève « mal élevé, va­ni­teux, in­so­lent, sen­suel, hy­po­crite, pa­res­seux »4. Né­ron en re­vanche fit de notre au­teur un « ami » forcé, un col­la­bo­ra­teur in­vo­lon­taire, un conseiller mal­gré lui, le char­geant de ré­di­ger ses al­lo­cu­tions au sé­nat, dont celle où il re­pré­sen­tait le meurtre de sa mère Agrip­pine comme un bon­heur in­es­péré pour Rome. En l’an 62 apr. J.-C., Sé­nèque cher­cha à échap­per à ses hautes, mais désho­no­rantes fonc­tions. Il de­manda de par­tir à la cam­pagne en re­non­çant à tous ses biens qui, dit-il, l’exposaient à l’envie gé­né­rale. Mal­gré les re­fus ré­ité­rés de Né­ron, qui se ren­dait compte que la re­traite du pré­cep­teur se­rait in­ter­pré­tée comme un désa­veu de la po­li­tique im­pé­riale, Sé­nèque ne re­cula pas. « En réa­lité, sa vertu lui fai­sait ha­bi­ter une autre ré­gion de l’univers ; il n’avait [plus] rien de com­mun avec vous » (« At illum in aliis mundi fi­ni­bus sua vir­tus col­lo­ca­vit, ni­hil vo­bis­cum com­mune ha­ben­tem »)5. Il se re­tira du monde et des af­faires du monde avec sa femme, Pau­line, et il pré­texta quelque ma­la­die pour ne point sor­tir de chez lui.

« des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit, « de mé­di­ca­tion pra­tique »

Sé­nèque tra­vailla dé­sor­mais pour le compte de la pos­té­rité. Il son­gea à elle en com­po­sant des œuvres qu’il es­pé­rait pro­fi­tables. Il y consi­gna des pré­ceptes de sa­gesse hu­maine à l’usage des hon­nêtes gens, « des conseils d’hygiène mo­rale, des for­mules », comme il dit6, « de mé­di­ca­tion pra­tique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur ses propres plaies ». Ja­mais dans l’histoire ro­maine, le be­soin de per­fec­tion­ne­ment mo­ral et per­son­nel ne s’était fait plus vi­ve­ment sen­tir qu’au temps de Sé­nèque. La Ré­pu­blique étant morte, il n’y avait plus de voie ou­verte aux nobles am­bi­tions et aux dé­voue­ments à la pa­trie ; il fal­lait flat­ter sans cesse, se prê­ter aux moindres ca­prices de maîtres dé­bau­chés et cruels. Où trou­ver, au mi­lieu de cette cor­rup­tion am­biante, une paix, une sé­ré­nité et un mi­ni­mum d’idéal sans les­quels, pour l’âme bien née, la vie ne va­lait rien ? Sé­nèque lui-même, ren­fermé dans son re­fuge et éloi­gné des af­faires pu­bliques, put à peine trou­ver ces conso­la­tions, puisque, dès le mo­ment où il ma­ni­festa à Né­ron son dé­sir de s’en éloi­gner, il fut voué à la per­sé­cu­tion et à la mort. Son sui­cide fut digne d’un phi­lo­sophe, ou plu­tôt d’un di­rec­teur de conscience. Car exa­mi­ner ce sage comme un phi­lo­sophe qui au­rait un sys­tème bien dé­ter­miné et suivi, ce se­rait se trom­per. Les païens ont déjà re­mar­qué son peu de goût pour la pure spé­cu­la­tion. Et si les chré­tiens, frap­pés par ses écrits, ont voulu faire de lui un en­fant de l’Église, c’est qu’il as­pi­rait à don­ner aux âmes une dis­ci­pline in­té­rieure, et non des dogmes. « Lorsque le phi­lo­sophe déses­père de faire le bien », ex­plique Di­de­rot dans son ma­gni­fique « Es­sai sur les règnes de Claude et de Né­ron », « il re­nonce à la fonc­tion in­utile et pé­rilleuse… pour s’occuper dans le si­lence et l’obscurité de la re­traite… Il s’exhorte à la vertu et ap­prend à se rai­dir contre le tor­rent des mau­vaises mœurs qui en­traîne au­tour de lui la masse gé­né­rale de la na­tion. [Ainsi] des hommes ver­tueux, re­con­nais­sant la dé­pra­va­tion de notre âge, fuient le com­merce de la mul­ti­tude et le tour­billon des so­cié­tés, avec au­tant de soin qu’ils en ap­por­te­raient à se mettre à cou­vert d’une tem­pête ; et la so­li­tude est un port où ils se re­tirent. Ces sages au­ront beau se ca­cher loin de la foule des per­vers, ils se­ront connus des dieux et des hommes qui aiment la vertu. De cet ho­no­rable exil où ils vivent… ils ver­ront sans en­vie l’admiration du vul­gaire pro­di­guée à des fourbes qui le sé­duisent, et les ré­com­penses des grands ver­sées sur des bouf­fons qui les flattent ou… amusent ».

Il n’existe pas moins de onze tra­duc­tions fran­çaises des « Lettres à Lu­ci­lius », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Henri No­blot.

« In­ter cau­sas ma­lo­rum nos­tro­rum est quod vi­vi­mus ad exem­pla, nec ra­tione com­po­ni­mur, sed consue­tu­dine ab­du­ci­mur. Quod, si pauci fa­cerent, nol­le­mus imi­tari, cum plures fa­cere cœ­pe­runt, quasi ho­nes­tius sit, quia fre­quen­tius, se­qui­mur. Et recti apud nos lo­cum te­net er­ror ubi pu­bli­cus fac­tus est. »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Une des causes de nos mi­sères, c’est que nous vi­vons à l’exemple d’autrui, et qu’au lieu de nous ré­gler sur la rai­son, nous nous lais­sons éga­rer par le cou­rant de l’usage. Une chose qui se fe­rait peu, nous nous in­ter­di­rions de l’imiter ; la mode s’en gé­né­ra­lise-t-elle, per­sua­dés qu’elle gagne en beauté du fait de sa vogue, nous l’adoptons. Et l’erreur nous tient lieu de prin­cipe rai­son­nable en de­ve­nant l’erreur de tous. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de No­blot

« Une des causes de nos mal­heurs est notre vie à l’instar : ce n’est pas la rai­son qui com­pose, c’est la cou­tume qui im­pose. Et nous voilà dé­voyés ! Si peu de gens le fai­saient, nous ne vou­drions pas l’imiter ; quand plu­sieurs se sont mis à le faire, comme si fré­quence et hon­nê­teté ne fai­saient qu’un, nous pre­nons la suite. Et l’égarement nous tient lieu de bonne voie, quand tout le monde s’égare. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Fran­çois Ri­chard et Pierre Ri­chard (éd. Gar­nier frères, coll. Clas­siques Gar­nier, Pa­ris)

« L’une des causes de nos mi­sères, c’est que nous vi­vons d’après au­trui, et qu’au lieu d’avoir la rai­son pour règle, le tor­rent de l’usage nous em­porte. Ce que peu d’hommes fe­raient, nous n’aurions garde de l’imiter ; mais les exemples abondent-ils, comme si la chose en était plus belle pour être plus fré­quente, on l’adopte. Et l’erreur prend sur nous les droits de la sa­gesse, dès qu’elle de­vient l’erreur pu­blique. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 2e ver­sion (XIXe siècle)

« L’une des causes de nos mi­sères, c’est que nous vi­vons sur le mo­dèle d’autrui, et qu’au lieu d’avoir la rai­son pour règle, le tor­rent de l’usage nous em­porte. Ce qu’on n’aurait garde de faire s’il y en avait peu d’exemples, quand ces exemples abondent, comme si la chose en était plus belle pour être plus gé­né­rale, on l’adopte. Et l’erreur prend sur nous les droits de la sa­gesse, dès qu’elle de­vient l’erreur pu­blique. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 1re ver­sion, Charles Du Ro­zoir, Charles-Louis-Fleury Pan­ckoucke et Er­nest Pan­ckoucke (XIXe siècle)

« L’une des causes de nos mi­sères, c’est que nous vi­vons à l’exemple d’autrui, et qu’au lieu d’avoir la rai­son pour règle, la cou­tume nous em­porte. Ce qu’on n’aurait garde de faire si peu de gens le fai­saient, nous l’imitons (comme si, pour être plus gé­né­rale, la chose en était plus belle). Et l’erreur prend sur nous les droits de la sa­gesse, dès qu’elle de­vient l’erreur pu­blique. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Jo­seph Baillard, 1re ver­sion, Charles Du Ro­zoir, Charles-Louis-Fleury Pan­ckoucke et Er­nest Pan­ckoucke, re­vue par Jean-Pierre Char­pen­tier et Fé­lix Le­maistre (XIXe siècle)

« Une des causes de nos maux vient de ce que nous ré­glons notre conduite sur celle des autres : nous ne sommes pas gui­dés par la rai­son, la cou­tume nous en­traîne. Si peu de gens fai­saient une chose, nous ne cher­che­rions pas à les imi­ter ; mais lorsque le grand nombre la fait, nous les sui­vons, comme si de ce qu’une chose se fait sou­vent, elle en était plus es­ti­mable ! Une er­reur de­ve­nue gé­né­rale prend la place de la droite rai­son. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de … La­grange (XVIIIe siècle)

« Une grande cause de nos maux vient de ce que nous nous lais­sons en­traî­ner par l’exemple : ce n’est pas la rai­son qui nous conduit, c’est l’usage. (la­cune) »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Charles Sa­blier (XVIIIe siècle)

« Une par­tie de nos désordres vient de ce que nous vi­vons à l’exemple d’autrui : ce n’est pas la rai­son qui nous conduit, c’est la cou­tume qui nous en­traîne. Ce que nous ne vou­drions pas faire si peu de per­sonnes le fai­saient, nous l’imitons comme étant le plus hon­nête lorsque plu­sieurs com­mencent de le faire, l’erreur nous te­nant lieu de rai­son quand elle est de­ve­nue pu­blique. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Pierre Pin­trel, re­vue par Jean de La Fon­taine (XVIIe siècle)

« Certes, une des plus grandes causes de nos maux, c’est que nous vi­vons à l’exemple des autres et que nous ne nous lais­sons pas conduire par la rai­son, mais par la cou­tume. Si peu de monde fai­sait une chose, nous ne vou­drions pas l’imiter ; mais aus­si­tôt qu’elle est en usage chez plu­sieurs, nous ne man­quons pas de la suivre, comme si ce qui est le plus pra­ti­qué, était aussi le plus hon­nête. Et en­fin, dès qu’une er­reur est de­ve­nue pu­blique, elle nous tient lieu de vertu. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Pierre Du Ryer (XVIIe siècle)

« Une des plus grandes causes de notre mal­heur est que nous vi­vons à l’exemple d’autrui, et qu’au lieu de ré­gler notre vie par rai­son, nous nous lais­sons trans­por­ter à une mé­chante cou­tume. Si peu de gens le fai­saient, nous ne le vou­drions pas faire ; mais quand plu­sieurs ont com­mencé de vivre ainsi, nous les sui­vons, pen­sant que ce qui est plus usité et fré­quenté soit le plus hon­nête. Lors nous pre­nons l’erreur pour vertu, quand il7 est de­venu com­mun. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ma­thieu de Chal­vet (XVIIe siècle)

« L’une des causes de nos maux est que nous vi­vons par exemples : ce n’est pas la rai­son qui nous règle, mais la cou­tume nous em­porte. Si peu de gens fai­saient comme nous fai­sons, nous ne vou­drions pas les en­suivre ; quand la plu­part s’est mise en train, nous cou­rons après, comme si une chose plus fré­quente était plus hon­nête. [En] somme, quand l’erreur est ap­prouvé de tous, il tient lieu de loi en notre en­droit. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Si­mon Gou­lart (XVIe siècle)

Téléchargez ces œuvres imprimées au format PDF

Voyez la liste com­plète des té­lé­char­ge­ments Voyez la liste complète

Téléchargez ces enregistrements sonores au format M4A

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. Au­tre­fois tra­duit « Cent Vingt-quatre Épîtres, ou Di­vers Dis­cours phi­lo­so­phiques à Lu­ci­lius » ou « Épîtres ». Haut
  2. En la­tin Lu­cius Annæus Se­neca. Haut
  3. le comte Jo­seph de Maistre, « Œuvres com­plètes. Tome V. Les Soi­rées de Saint-Pé­ters­bourg (suite et fin) ». Haut
  4. René Waltz, « Vie de Sé­nèque » (éd. Per­rin, Pa­ris), p. 160. Haut
  1. « De la constance du sage », ch. XV, sect. 2. Haut
  2. « Lettres à Lu­ci­lius », lettre VIII, sect. 2. Haut
  3. Le mot « er­reur » (« er­ror »), mas­cu­lin en la­tin, était de­venu fé­mi­nin en fran­çais, puis mas­cu­lin au XVIe siècle, pour re­de­ve­nir fé­mi­nin. Haut