l’amiral Tchitchagov, «Mémoires»

éd. Plon-Nourrit et Cie-Socec, Paris-Bucarest

éd. Plon-Nour­rit et Cie-So­cec, Pa­ris-Bu­ca­rest

Il s’agit de la re­cen­sion β des «Mé­moires [en langue fran­çaise]» de l’amiral Pa­vel Vas­si­lié­vitch Tchit­cha­gov 1, dit Paul Tchit­cha­gov, sur qui tom­bèrent les re­proches des Russes d’avoir laissé s’échapper Na­po­léon à la Bé­ré­zina. Il na­quit en 1767. Fils d’une mère saxonne et d’un ami­ral russe (comme lui), il sé­journa en An­gle­terre du­rant sa jeu­nesse et à Pa­ris alors qu’il était mi­nistre de la Ma­rine; il y res­pira l’air des Lu­mières. Il était «pas­sionné ri­di­cu­le­ment pour les Fran­çais» (Lan­ge­ron); «le buste de Bo­na­parte était sur son bu­reau» (le comte de Maistre); et à ses yeux, l’armée du Da­nube et la flotte de la mer Noire qu’il com­man­dait de­vaient être di­ri­gées, par terre et par mer, contre un en­nemi : les Turcs. Que de fois il avait rêvé de mar­cher sur Constan­ti­nople et de faire re­naître un Em­pire or­tho­doxe, en ex­ci­tant les Grecs et les Slaves à se­couer le joug mu­sul­man qui leur était in­sup­por­table. Même au mo­ment où Na­po­léon se pré­ci­pi­tait sur la Rus­sie, et que celle-ci si­gnait un traité non moins pré­ci­pité avec les Turcs, l’amiral Tchit­cha­gov s’obstinait à ré­pé­ter, à qui vou­lait l’entendre, qu’il se croyait sûr du suc­cès de cette marche sur Constan­ti­nople qui lui pa­rais­sait «si vaste et si utile» 2 et qui eût changé les des­tins du monde. «Une en­tre­prise de l’importance de celle de se por­ter sur Constan­ti­nople, qui [ren­drait pro­bable] la fon­da­tion d’un nou­vel Em­pire», écri­vait-il à l’Empereur de Rus­sie avec qui il était constam­ment en rap­port 3, «en frap­pant les es­prits des al­liés de Na­po­léon qui n’ont d’autre sys­tème que ce­lui [où les] en­traîne sa vo­lonté, pour­rait pro­duire une es­pèce de sus­pen­sion de leurs mou­ve­ments. Je [suis], d’ailleurs, si près de l’exécution de ce plan que dans huit jours j’aurais passé le Da­nube à la sur­prise des en­ne­mis, et je me se­rais déjà trouvé près des Bal­kans avant que le di­van de Bu­ca­rest en eût été ins­truit, et je me se­rais pro­ba­ble­ment trouvé aux portes de Constan­ti­nople avant que la nou­velle de mon dé­part fût par­ve­nue, soit à la Cour d’Autriche soit à la connais­sance de Na­po­léon». Ce­pen­dant, l’Empereur de Rus­sie n’avait pas les mêmes am­bi­tions. Pré­oc­cupé, avant tout, par l’invasion fran­çaise; ou­blieux des Serbes, qui com­bat­taient pour leur in­dé­pen­dance et qui furent les pre­mières vic­times du traité de Bu­ca­rest, il rap­pela l’armée de l’amiral vers le Nord et la des­tina à por­ter un coup de grâce à celle de Na­po­léon sur la Bé­ré­zina. C’était là la grande case au jeu d’échecs où les Fran­çais de­vaient mettre le pied s’ils étaient obli­gés de re­cu­ler, et c’était là où les Russes les em­bus­que­raient.

«Ces mon­ceaux de ca­davres… s’élevaient au-des­sus de la sur­face des eaux… raides et im­mo­biles comme au­tant de sta­tues équestres»

«Ja­mais Na­po­léon n’a été plus grand mi­li­taire que dans la ma­nière dont il s’est tiré de la ca­tas­trophe de 1812» (le comte de Maistre). Na­po­léon se voyait forcé de tra­ver­ser la Bé­ré­zina, mal­gré l’amiral Tchit­cha­gov, dont il n’ignorait pas la pré­sence sur la rive op­po­sée, et dans la plus grande hâte, puisqu’il était aussi pour­suivi par le ma­ré­chal Kou­tou­zov et le comte Witt­gen­stein. N’ayant, au mieux, que trois jour­nées d’avance, il était obligé de dé­ci­der sur-le-champ le point où for­cer le pas­sage. Le doute où il se trou­vait ne dura pas long­temps. La so­lu­tion lui vint d’une ren­contre for­tuite entre ses ca­va­liers et un pay­san bien­veillant, qui leur mon­tra un gué à Stou­dianka. Na­po­léon, l’apprenant le soir même, or­donna d’y éta­blir deux ponts; mais il prit la peine d’organiser une gé­niale di­ver­sion au-des­sus et au-des­sous de Bo­ri­sov pour trom­per l’amiral Tchit­cha­gov sur le point fixé. À cet ef­fet, l’état-major, la garde im­pé­riale et l’Empereur lui-même firent leur ap­pa­ri­tion vers Bo­ri­sov, pen­dant que le reste de la Grande Ar­mée fi­lait tout droit à Stou­dianka. L’amiral se laissa ber­ner par ces ma­nœuvres. Quand il com­prit en­fin son er­reur, le gros des troupes fran­çaises étaient pas­sées. Sur la rive Est ne res­tait que la foule consi­dé­rable des ci­vils, des traî­nards, des in­firmes, des ma­lades, des en­gour­dis par le froid, sans ou­blier les vi­van­dières et les en­fants. C’est sur cette masse confuse, désor­don­née, se pres­sant, avec un air ha­gard, pour se frayer un che­min sur les planches, que les Russes ou­vrirent le feu, avec toute leur ar­tille­rie. Im­pos­sible de dé­crire la bous­cu­lade, l’épouvante qui s’ensuivit. Au mi­lieu des cris et des hen­nis­se­ments, hommes et che­vaux mou­raient écra­sés, qui sous les sa­bots, qui sous les roues. Les bou­lets des Russes les zé­braient en tous sens. Ré­gu­liè­re­ment des bouts de ponts s’effondraient, pré­ci­pi­tant des grappes de gens dans la ri­vière qui char­riait de grands gla­çons. «Ces mon­ceaux de ca­davres… s’élevaient au-des­sus de la sur­face des eaux… raides et im­mo­biles comme au­tant de sta­tues équestres» 4. Ce­pen­dant, au­cune perte in­fli­gée à la France ne pou­vait faire ou­blier que l’amiral avait man­qué de prendre Na­po­léon. On l’accusa à Saint-Pé­ters­bourg et dans les autres ar­mées russes d’avoir déçu les es­pé­rances tant de fois an­non­cées d’une vic­toire. On l’accabla de tous les noms : «l’ange tu­té­laire de Na­po­léon», «son vé­ri­table sau­veur», «tout aussi mau­vais ma­rin que mau­vais gé­né­ral de terre» (Lan­ge­ron). Quant à la prin­cesse Kou­tou­zova, elle eut ce re­proche cin­glant qui fit bien­tôt le tour de la Cour : «Witt­gen­stein a sauvé Saint-Pé­ters­bourg; mon mari — la Rus­sie; et Tchit­cha­gov — Na­po­léon!»

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de la re­cen­sion β : «La Rus­sie est sans co­lo­nies, sans ma­rine mar­chande, sans ca­bo­tage, et par consé­quent sans pé­pi­nière de ma­te­lots et sans au­cun grand moyen de for­mer des ma­rins ha­biles. Dans les ports sep­ten­trio­naux, sa ma­rine est pri­son­nière du cli­mat les trois quarts de l’année. Croit-on qu’on puisse te­nir en ma­ga­sin une ma­rine toute prête à ser­vir au pre­mier si­gnal?… Je me rap­pelle à com­bien de raille­ries une es­cadre russe, réunie en 1794 à la flotte an­glaise, fut ex­po­sée de la part de ces in­su­laires, vé­ri­tables ma­rins. Les An­glais se plai­gnaient d’avoir sur leurs bras des al­liés presque in­utiles grâce au mau­vais état de leurs vais­seaux, et très dis­pen­dieux à cause des ré­pa­ra­tions que ces vais­seaux né­ces­si­taient; et quand ils es­sayaient d’en ti­rer quelques ser­vices, comme par exemple d’envoyer sous leur es­corte des na­vires mar­chands, les vais­seaux pro­tec­teurs étaient obli­gés de por­ter toutes voiles de­hors, au risque d’être dé­mâ­tés, tan­dis que les na­vires mar­chands, meilleurs voi­liers, per­daient for­cé­ment leur temps et mau­dis­saient l’impuissance de leurs pro­tec­teurs» 5.

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  1. En russe Павел Васильевич Чичагов. Au­tre­fois trans­crit Tchi­cha­gov, Tchi­cha­gof, Tchit­cha­goff, Tchit­cha­gof, Chi­cha­gov, Čiča­kov, Tchit­cha­gow, Tchit­scha­kof, Tchit­scha­koff, Chi­cha­gof, Tchi­cha­goff, Tchit­scha­goff, Tschit­scha­goff, Tchit­scha­kow, Tschit­scha­kof, Tchit­scha­kov, Tchi­cha­koff, Čiča­gov, Tschit­scha­gov, Tchi­cha­kov, Tchit­cha­kov, Tchi­cha­kof, Tchi­cha­gow ou Chi­cha­goff. Haut
  2. Re­cen­sion β, p. 406. Haut
  3. id. p. 405. Haut
  1. Re­cen­sion α, p. 136. Haut
  2. p. 351-352. Haut