Il s’agit de « L’Expedition sur la lune » (« Pohod na mjesec »1), « Un Jardin couleur de mauve » (« Bašta sljezove boje »2) et autres récits de Branko Tchopitch3, écrivain serbe d’origine bosniaque (XXe siècle). Dans ces récits, Tchopitch évoque, avec une rare nostalgie, les souvenirs lointains de son enfance villageoise qui se présente, dans l’esprit de l’auteur, comme un merveilleux monde de rêve et d’innocence, un « jardin de l’enfance », incarnation même du jardin d’Éden à jamais perdu pour l’homme mûr. La place centrale est occupée par la figure saisissante d’un vieillard généreux, le grand-père Radé Tchopitch, sorte de gardien de ce jardin, ainsi que par toute une galerie de personnages illettrés, mais hauts en couleur — meuniers, bourreliers, étameurs, journaliers — incarnant des métiers et des caractères désormais disparus. « Tandis que dans le monde se multiplient les chevaux noirs [de la guerre], je reste penché sur mes manuscrits qui racontent l’histoire d’un jardin couleur de mauve, de bons vieillards et de garçons exaltés… Avant qu’on ne m’emmène [pour me tuer], je me hâte de raconter ce conte doré sur les hommes. La graine m’en a été semée dans le cœur pendant mon enfance et sans cesse elle germe, fleurit et se renouvelle », écrit Tchopitch4. Ces récits sont l’œuvre ultime, le chant du cygne d’un écrivain prématurément vieilli par la perte d’amis et de collègues que la guerre lui a ravis : « Mon cher Zija5 », écrit Tchopitch6, « j’ai échappé, par hasard, au sort que tu as connu, mais voici un certain temps qu’à ma table de travail, je suis envahi par un noir pressentiment : je vois une nuit froide, avec des étoiles de glace, à travers laquelle on m’emmène dans une direction inconnue. Qui sont ces sombres bourreaux à l’apparence humaine ? Sont-ils semblables à ceux qui t’ont emmené ? Ou sont-ils les frères de ceux qui ont escorté Goran7 ? Ou plutôt les sinistres assassins de Kikić8 ? » Par une nuit de mars 1984, semblable à celle de ses cauchemars, « l’écrivain le plus aimé, le visage le plus connu, l’enfant le plus vieux de nos terres, le fils le plus robuste de la langue serbe »9 sort de sa maison pour une dernière promenade, avant de se jeter du haut d’un pont.
Il n’existe pas moins de trois traductions françaises de « L’Expedition sur la lune », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Mme Brigitte Mladenović.
« Споро напредујемо уз мрачан зашаптан бријег. Над нама разгорено небо најављује близину најтајанственијег путника : мјесеца. Ха, ту су грабље, само га заквачимо и повучемо, ево га зачас у крилу. Из низине, од малене тужне дједове ватре, одјекне повик : “Ехеј, будале, враћајте се !” Жао ми те ватрице у долини, жао ми викача, али пожар нада мном све је рујнији и шири, а и мој сапутник охрабри се гласно ругалицом : “Умукни, ти доље, кењац један”. »
— Passage dans la langue originale
« Nous voilà grimpant lentement la colline obscure pleine de murmures. Au-dessus de nous, le ciel flamboyant annonce la proximité de la visiteuse la plus mystérieuse : la lune. Ah, avec ce râteau, il suffit de l’attraper et de la tirer à nous, et la voilà dans nos bras. D’en bas, du petit feu triste de grand-père, un appel retentit : “Eh, imbéciles, revenez !” J’ai pitié de ce petit feu dans la vallée, pitié de celui qui crie, mais le ciel s’embrase et rougeoie de plus en plus au-dessus de ma tête, et mon compagnon s’enhardit à lancer une injure : “Ferme-la, toi en bas, râleur”. »
— Passage dans la traduction de Mme Mladenović
« Nous gravissons lentement la colline enténébrée, bruissante. Au-dessus de nos têtes, le ciel enflammé annonce la proximité du plus mystérieux voyageur : la lune. Avec le râteau, suffira de l’accrocher, de tirer, et hop ! elle tombe dans notre giron… D’en bas, du pauvre petit feu de mon grand-père, [montent] des cris : “Eh, les deux idiots ! Revenez !” Le petit feu dans la plaine me manque, le vieux braillard me manque, mais l’incendie au-dessus de moi ne cesse de rougir, de s’étendre, et mon compagnon se donne du courage en se moquant à haute voix : “La ferme, en bas ! Bougre d’âne que tu es !” »
— Passage dans la traduction de M. Alain Cappon (« Expédition lune » dans « Anthologie de la nouvelle serbe : 1950-2000 », éd. Gaïa, coll. Les Anthologies possibles de Gaïa, Larbey)
« Nous progressons lentement dans la sombre colline pleine de murmures. Le ciel flamboie au-dessus de nous, annonçant l’approche de la plus mystérieuse des voyageuses : la lune. Le râteau est là, il suffit de l’accrocher et de tirer, et hop ! la voilà, la lune, sur nos genoux : “Hé, bande d’idiots, revenez !” Je regrette le petit feu dans la vallée, je regrette celui qui crie, mais au-dessus de moi, l’incendie rougeoie et s’agrandit, et mon compagnon redonne du courage en se moquant tout haut : “La ferme, toi en bas, espèce de froussard”. »
— Passage dans la traduction de Mmes Milena Đorđić et Lucie Albertini (« Expédition lune » dans « Europe », vol. 57, no 606, p. 49-54)