Il s’agit des poèmes autobiographiques de Mao Tsé-toung 1. Alors que son « Petit Livre rouge » a été publié à des centaines de millions d’exemplaires ; alors que des traités théoriques aussi insipides, avouons-le, que ses essais « De la pratique » et « De la contradiction » ont été les Bibles d’un milliard de Chinois ; ce que Mao Tsé-toung a écrit de plus beau peut-être a été le moins imprimé : ses poèmes. Ils sont l’œuvre d’un homme qui fut d’abord bibliothécaire, calligraphe, stratège de la Longue Marche, avant d’être le fanatique religieux d’une pensée qui se prétendra marxiste et ne le sera jamais le moins du monde. En dépit de leur caractère national, et même nationaliste, Mao Tsé-toung hésita longuement avant de divulguer ces poèmes : sans doute trahissaient-ils quelque opposition, et même quelque déchirement, dans la conscience du chef d’État politique qu’il était devenu : « Je n’ai jamais désiré qu’ils soient officiellement publiés », se justifie-t-il 2, « à cause de leur style antique ; et j’ai peur de semer une mauvaise graine, qui pourrait influencer de façon incorrecte notre jeunesse. En outre, il y a dans mon travail très peu de poétique inspiration, et rien que de très ordinaire ». Replacés sur la carte, ces poèmes jouent le rôle de stèles érigées en des lieux donnés, pour souligner, commémorer, célébrer la geste révolutionnaire de Mao Tsé-toung, depuis son départ du village natal :
« Fragiles images de mon départ — maudite l’eau qui passe ! —
Du vieux jardin, il y a trente-deux ans
Le drapeau rouge alors s’enroulait aux lances des serfs
Et les mains noires tenaient haut le fouet des tyrans » 3
jusqu’à son retour aux monts Jing gang 4, qui avaient servi de premier bastion de l’Armée rouge et de berceau de la révolution communiste :
« Trente-huit années depuis sont passées
Le temps d’un claquement de doigts » 5.
les chemins d’une formidable aventure
Ces stèles jalonnent la jeunesse de Mao Tsé-toung ; elles jalonnent donc celle de la Chine moderne, en marquant de leur présence les chemins d’une formidable aventure. Alors, il importe peu qu’elles soient, le plus souvent, d’une beauté froide, ennuyeuse ; que le sens des allusions inscrites dans la matière poétique échappe au lecteur ; il suffit de savoir que ces stèles existent, mystérieuses, chargées pour toujours d’une importance qui ne doit ni s’effacer ni se perdre.
Il n’existe pas moins de cinq traductions françaises des poèmes, mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Guy Brossollet.
「大河上下,
顿失滔滔.
山舞银蛇,
原驰蜡象,
欲与天公试比高.」— Poème dans la langue originale
« Le Grand Fleuve, en amont, en aval,
A figé soudain ses eaux violentes.
Les montagnes dansent comme des serpents d’argent,
Les plateaux galopent comme des éléphants de cire,
Disputant sa hauteur au Seigneur du ciel. »
— Poème dans la traduction de M. Brossollet
« Le fleuve Jaune, en amont, en aval,
Perd soudain ses impétueux élans.
Les montagnes dansent, serpents d’argent ;
Les massifs courent, éléphants de cire ;
Ils veulent en hauteur égaler le ciel. »
— Poème dans la traduction de M. Ho Ju (éd. en Langues étrangères, Pékin)
« Le Grand Fleuve, en amont, en aval,
A soudain figé ses impétueux élans.
Les montagnes dansent, serpents d’argent ;
Les collines courent, éléphants de cire
Et lancent au ciel un défi de hauteur. »
— Poème dans la traduction de M. Jean Billard (éd. Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, Paris)
« Et le Grand Fleuve, à l’amont, à l’aval,
A suspendu soudain son cours puissant.
Les chaînes enneigées dansant comme serpents d’argent,
Les plateaux bosselés qui fuient comme éléphants de cire,
Disputent sa hauteur à Monseigneur le Ciel. »
— Poème dans la traduction de M. Paul Demiéville (dans « Choix d’études sinologiques : 1921-1970 », éd. E. J. Brill, Leyde)
« Au Nord et au Sud du Grand Fleuve
Les eaux cessent de couler.
Les courbes des monts sont des serpents d’argent,
Les masses des plateaux des éléphants de cire,
Et leur hauteur défie le ciel. »
— Poème dans la traduction de Mme Patricia Guillermaz (dans « La Poésie chinoise », éd. Seghers, Paris)
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Étiemble, « Quarante Ans de mon maoïsme (1934-1974) » (éd. Gallimard, Paris).