Il s’agit de Li Po 1, le poète le plus talentueux de la Chine, avec Bai Juyi (VIIIe siècle apr. J.-C.). C’est un génie extravagant, en qui s’opposent la volonté d’approcher des dieux et l’enlisement dans l’ivrognerie, l’amitié fidèle et la solitude fière et indomptable, mais qui traduit avec une merveilleuse aisance, dans une langue parfaite, les sentiments les plus vrais et les plus universels. Aussi, ses poèmes sont-ils, depuis plus de mille deux cents ans, si populaires en Chine, qu’on les trouve partout inscrits : dans le cabinet du lettré comme dans la maison du laboureur, sur les bronzes, sur les porcelaines et jusque sur les poteries d’un usage journalier. En voici le plus célèbre :
« Devant le lit le clair de lune,
Comme du givre sur le sol
Levant la tête je contemple la lune sur la montagne
Baissant la tête je songe au pays natal » 2.
Li Po naquit en l’an 701 apr. J.-C. Sa mère lui donna le nom de Tai Po (« le grand brillant »), parce que dans le temps qu’elle le conçut, il lui sembla que l’éclatante étoile du berger s’arrêtait sur sa tête. Après avoir fait ses études à un âge très précoce, Li Tai Po, ou plus simplement Li Po, s’adonna à la poésie pour laquelle il se sentait né : « Avec le maître de la Falaise de l’Est, je me retire au Sud [des monts] Min-shan. J’y vis perché pendant plusieurs années sans jamais mettre le pied dans une ville. J’apprivoise des oiseaux rares, plus d’un millier. Quand je les appelle, ils viennent manger dans ma main, sans méfiance… À Chiang-ling, je rencontre Sima Cheng-chen 3… Il me dit que j’ai l’allure d’un immortel et l’ossature d’un taoïste. Il m’invite à l’accompagner dans les voyages de l’esprit au-delà des huit pôles » 4. En l’an 742 apr. J.-C., Li Po arriva à Ch’ang-an, où était alors la Cour. Il fut introduit chez le savant Ho Che-chang 5, qui fut ravi d’avoir dans sa maison quelqu’un avec qui il pût s’entretenir des choses de l’esprit. Ho Che-chang ne tarda pas à faire de son hôte le meilleur de ses amis ; il lui faisait lire ses poèmes et était si charmé de la beauté de plusieurs d’entre eux, qu’il lui dit un jour, dans un accès d’admiration : « Vous n’êtes pas un homme, vous êtes un esprit qu’on a renvoyé du ciel sur la terre pour faire honneur aux hommes » 6. Ho Che-chang ne s’en tint pas à des sentiments stériles ; il travailla à faire la fortune de son ami. Il en parla à l’Empereur comme d’un prodige et lui inspira l’envie de le voir. « J’ai dans ma maison », dit-il à ce seigneur, « une des merveilles de votre règne : c’est un poète, tel peut-être qu’il n’en a point encore paru de semblable ; il réunit toutes les parties qui font le grand homme en ce genre. Je n’ai osé en parler plus tôt à Votre Majesté, à cause d’un défaut dont il paraît difficile qu’il se corrige : il aime le vin et en boit quelquefois avec excès ; mais que ses poésies sont belles ! Jugez-en vous-même, seigneur », continua-t-il en lui mettant entre les mains quelques poèmes. Ainsi, Li Po entra dans les bonnes grâces de l’Empereur.