Il s’agit des « Quatrains » (« Rubayat » 1) d’Omar Khayyam 2, mathématicien et astronome persan (XIe-XIIe siècle). À force de sonder les étoiles, il mesura combien la vie paraissait petite et dérisoire devant l’insondable indifférence de l’univers. Face à elle, Descartes se fera des systèmes qui l’apaiseront, et Pascal se blottira contre Dieu. Khayyam, dont le génie égalait celui de ces deux savants, consacra une bonne partie de son existence à la poésie. Il chanta le sort des hommes, plongés dans l’Empire désert et muet du néant, et loua le vin, le seul bon, le seul fidèle ami. Véritables bréviaires du pessimisme, ses « Quatrains » circulèrent partout où la langue persane était comprise et admirée :
« Bois du vin. Déjà ton nom quitte ce monde
Quand le vin coule dans ton cœur, toute tristesse disparaît
Dénoue plutôt, boucle après boucle, la chevelure d’une idole
Et n’attends pas que, de tes os, les nœuds d’eux-mêmes se dénouent » 3.
Soufi en apparence, incrédule en réalité, mêlant le blasphème à l’hymne divin, masquant d’un sourire les sanglots d’angoisse qui l’étranglaient, Khayyam fut peut-être le plus sceptique — et surtout le plus moderne — parmi les libres penseurs de la Perse : « Des critiques exercés ont tout de suite senti sous cette enveloppe singulière un frère de Gœthe ou de Henri Heine », dit Ernest Renan 4. « Certainement, ni Moténabbi ni même aucun de ces admirables poètes arabes antéislamiques, traduits avec le plus grand talent, ne répondraient si bien à notre esprit et à notre goût. Qu’un pareil livre [que les “Quatrains”] puisse circuler librement dans un pays musulman, c’est là pour nous un sujet de surprise ; car, sûrement, aucune littérature européenne ne peut citer un ouvrage où, non seulement la religion positive, mais toute croyance morale soit niée avec une ironie si fine et si amère » ; témoin ce quatrain que Khayyam improvisa un soir qu’un coup de vent renversa à terre son pot de vin imprudemment posé au bord de la terrasse :
« Tu as brisé ma cruche de vin, ô Seigneur !
Tu as claqué sur moi la porte de la joie, ô Seigneur !
Sur le sol, tu as répandu mon vin grenat par maladresse
(Que ma bouche s’emplisse de terre ! 5) n’étais-tu pas ivre, Seigneur ? »
- En persan « رباعیات ». Autrefois transcrit « Robaïat », « Rubaiat », « Robāïates », « Roubâ’yât », « Robaiyat », « Roba’yat », « Roubayyat », « Robáijját », « Roubaïyat » ou « Rubâi’yât ».
- En persan عمر خیام. Parfois transcrit Khayam, Khaïyâm, Káyyám, Hrayyâm, Chajjám, Hajjam, Haiām, Kheyyâm, Khèyam ou Kéyam.
- p. 76.