Il s’agit de « Mitraille humaine » 1 (« Niku-dan » 2), récit d’un réalisme farouche, publié en 1906 par le lieutenant Tadayoshi Sakurai 3. Parmi les témoignages sur la guerre russo-japonaise qui nous disent le mieux l’esprit des combattants japonais, on compte le livre d’un jeune officier de l’armée de terre, Sakurai, qui prit part à la campagne contre Port-Arthur et eut la main droite cassée au poignet, le bras gauche percé d’une balle et la jambe droite broyée d’un éclat d’obus. Tombé après plusieurs actes héroïques, on le crut mort. Il revint à lui alors qu’on était sur le point de brûler son corps affreusement mutilé, et que déjà la fatale nouvelle de son décès avait été annoncée à sa famille. Deux ans plus tard, il employait ses longs loisirs de convalescence à écrire de la main gauche — la seule épargnée par les projectiles ennemis — toutes ses impressions vécues de bataille et celles de la multitude de ses compagnons d’armes dont les cadavres s’étaient mêlés aux terres mornes et lugubres de la Mandchourie. Notre jeune lieutenant, inconnu jusqu’alors, eut le privilège d’une audience spéciale pour y recevoir les félicitations de l’Empereur. Son témoignage fut traduit dans vingt langues. Il ne contient ni vues d’ensemble, ni vues politiques, ni système. L’horizon, assez borné, est à taille d’homme et à hauteur de fusil. Mais on voit s’y épanouir comme une fleur de cerisier l’âme des soldats nippons, leur intense patriotisme, leur culte inébranlable de l’idéal, de l’honneur, du sens du devoir. À quels terribles sommets le Japon impérial avait porté les vertus de ce culte — poussées jusqu’au désir orgueilleux du sacrifice, jusqu’au mépris permanent de la mort — le lieutenant Tadayoshi le montre. Avec de pareils soldats, il était bien permis de parler de « boulets humains », de « mitraille humaine », surtout quand c’était un Nogi qui en disposait. On connaît le mot de ce général nippon : « La victoire est à celui qui sait souffrir un quart d’heure de plus que l’ennemi ».
Charles-Pierre-René-Victor Corvisart
traducteur ou traductrice