Mot-clefEdmond Fleg

tra­duc­teur ou tra­duc­trice

Froug, «Le Chant du travail • La Coupe»

dans « Anthologie juive : des origines à nos jours » (éd. G. Crès et Cie), p. 233-234 & 251-252

dans «An­tho­lo­gie juive : des ori­gines à nos jours» (éd. G. Crès et Cie), p. 233-234 & 251-252

Il s’agit du «Chant du tra­vail» et «La Coupe» de Si­méon Froug 1, poète juif, qui a dé­fini lui-même les mo­tifs de son éter­nel «la­mento» sur le sort de son peuple dans ces vers : «Je suis la harpe éo­lienne du sort de mon peuple, je suis l’écho de ses dou­leurs et souf­frances» 2. On sup­pose aux tsars russes Alexandre III et Ni­co­las II quelque haine per­son­nelle pour les Juifs. Et un exa­men im­par­tial de leurs dé­crets les montre bien ré­so­lus, non à re­le­ver leurs ouailles or­tho­doxes, comme on au­rait pu l’espérer, mais à ra­bais­ser et mor­ti­fier le reste de leurs su­jets. Un de leurs actes les plus im­por­tants fut d’interdire aux Juifs — qu’ils fussent pré­cé­dem­ment pro­prié­taires de terres ou de biens — de sé­jour­ner ailleurs que dans une sorte de parc hu­main, la «zone de ré­si­dence pour les Juifs» 3tcherta (ié­vreïs­koï) os­sed­losti» 4). La vie de ces hommes, com­pri­mée, res­ser­rée dans l’étau d’une «zone» sur­peu­plée, moi­sie, étroite où on lut­tait chaque jour pour le pain quo­ti­dien, et ag­gra­vée par une sé­rie in­ter­mi­nable de vexa­tions et d’avanies, basses et mes­quines, se prê­tait très mé­dio­cre­ment à la poé­sie. La chape de mo­no­to­nie qui écra­sait ces mi­sé­rables, le zèle ca­pri­cieux des au­to­ri­tés lo­cales, puis bien­tôt, la bes­tia­lité des po­groms — consé­quence di­recte de la po­li­tique du men­songe et de la vio­lence à la­quelle le ré­gime s’employait avec tant d’énergie — fai­saient ou­blier les tra­vaux des muses. Froug fut l’un des rares à me­ner à bien cet ef­froyable la­beur de créer, tan­tôt en russe tan­tôt en yid­dish, une langue poé­tique. Il osa y ex­pri­mer de la sen­si­ble­rie que de piètres es­prits ont qua­li­fiée de «mi­gnonne et fé­mi­nine» et il trans­porta son pu­blic vers les hau­teurs où son gé­nie l’entraînait lui-même. Né en 1860 comme fils d’humbles culti­va­teurs de la prai­rie ukrai­nienne, Froug cultiva son chant en serre chaude, à l’abri des cou­rants lit­té­raires. Ses pre­mières poé­sies pei­gnaient le pay­san la­bou­rant la terre, ou se re­po­sant dans un som­meil pro­fond et mé­rité. «N’étaient les condi­tions de la vie, qui en ont fait un poète de jé­ré­miades, Froug au­rait pu de­ve­nir un Kolt­sov juif», dit Meyer Is­ser Pi­nès. Ce ne fut que lorsque les mi­sères phy­siques et le déses­poir de son peuple, rap­pe­lant ceux de l’ancienne Ju­dée, me­na­cèrent de l’étouffer, que ses poé­sies chan­gèrent d’âme et de su­jet, et qu’il ac­corda sa harpe aux com­plaintes du ghetto. «Rien dans notre vie triste», écrit notre poète 5, «rien ne me fait tant de peine que l’aspect ex­té­rieur d’un Juif : son dos voûté, ses joues creuses, ses mains maigres, sa poi­trine étroite… l’ombre noire de la peur qui est conti­nuel­le­ment sur son vi­sage. Ces yeux… moi­tié rê­veurs et moi­tié crain­tifs, qui courent sans cesse d’un point à l’autre, comme s’ils cher­chaient un abri, pour se ca­cher, se sau­ver d’un dan­ger énorme et im­mi­nent; ces lèvres pâles qui… semblent prêtes à chaque ins­tant à pro­non­cer les mots : “Me voilà, je me sauve!” Tout cet être qui tremble au bruit d’une feuille… me fait éter­nel­le­ment sai­gner le cœur.»

  1. En russe Семён Фруг. Par­fois trans­crit Shi­mon Frug, Si­mon Froug ou Se­men Frug. Haut
  2. En russe «Я — арфа эолова доли народной, я — эхо народных скорбей». Haut
  3. Par­fois tra­duit «zone de peu­ple­ment», «zone d’établissement» ou «cir­cons­crip­tion de sé­den­ta­rité». Haut
  1. En russe «черта (еврейской) оседлости». Haut
  2. «Si­mon-Sa­muel Frug [ou Si­méon Froug]», p. 275. Haut