Il s’agit des « Mémoires historiques » du marquis Joseph-Henri Costa de Beauregard, chef d’état-major et historien de la maison royale de Savoie, et surtout ami intime du comte Joseph de Maistre. L’amitié des deux hommes datait de très loin : ils s’étaient connus à Turin, où l’un était officier et l’autre étudiant. Chaque année, ils se voyaient au château de Beauregard, sur les bords du Léman, avec ses arbres séculaires se mirant dans les eaux du lac et avec ses promenades infinies. C’est là que Maistre venait goûter ses « plaisirs d’automne » 1. C’est là qu’il « verbait » avec le marquis et la marquise au sujet de la République française nouvellement décrétée, à l’heure où l’Europe entière, et le roi de Sardaigne tout le premier, tremblait devant ses soldats. Tous les deux étaient passionnés par cette funeste voisine, qui divisait les meilleurs esprits du temps ; et tout en se défendant d’aimer la France, ils ne savaient penser à un autre pays, ni s’entretenir sur un autre sujet. Maistre, les yeux fixés sur ce qu’il appelait « les deux bras » de la nation française, c’est-à-dire « sa langue et l’esprit de prosélytisme qui forme l’essence de son caractère » 2, maintenait et proclamait la vocation de cette nation : être à la tête du monde. Au coin de la cheminée décorée de maximes, dont celle qui dit : « La vie, même en s’en allant, laisse derrière elle l’espérance pour fermer les portes » 3 — au coin de la cheminée, dis-je, il préparait ses « Considérations sur la France » et il jetait sur le papier les improvisations de son cerveau volcanique pour les soumettre au marquis. Et cet ami, doué d’un esprit peut-être inférieur par la force et l’étendue, mais plus sage et plus pondéré, tançait le grand homme sur sa tendance à l’emphase et sur ses emportements excessifs. Quant à la marquise, elle apportait, au sein de ce duo d’inséparables, le charme de son babillage et de ses divinations politiques. « Quelles personnes, bon Dieu ! Quelles soirées ! Quelles conversations ! », se souviendra Maistre 4 avec nostalgie.
tout en se défendant d’aimer la France, ils ne savaient penser à un autre pays, ni s’entretenir sur un autre sujet
En 1796, la Savoie étant devenue française par l’annexion, le marquis Costa de Beauregard n’échappa aux persécutions qu’en emmenant sa famille à Lausanne, de l’autre côté du lac. L’exil lui parut très lourd de peines. Le souvenir de ses vieilles murailles l’obsédait ; il se demandait ce qui le retenait d’aller leur rendre une dernière visite. Il se risqua à sauter dans une barque ; le comte de Maistre l’accompagna. À la faveur de la nuit, ils firent un tour furtif, à demi romanesque du château, en bravant leur crainte d’y rencontrer des gendarmes de la République ; ils n’y rencontrèrent que des ruines : « C’était, aux abords de la maison, un amas de poutrelles noircies, de tuiles brisées, de plâtras et de décombres ; les fenêtres avaient été enlevées, volées probablement… ; la grande porte ouverte pendait sur un de ses gonds ; l’âme de la vieille maison s’était envolée ! » 5 Ils se perdirent dans leurs pensées, tant leur émotion était violente, et ils n’entendirent pas marcher derrière eux. « C’est moi le maître ici », dit tout à coup une voix en colère. « Qu’un sang impur abreuve nos sillons… », chanta en même temps l’être bizarre qui avait parlé. C’était Jacques, un pauvre enfant idiot que le marquis avait jadis nourri par charité, et qui, depuis l’exil, était l’unique maître de Beauregard. « “Regardez vers lui, montrez-lui les larmes de votre visage et les amertumes de votre cœur”, [dit] Maistre ; “sans doute Dieu aura pitié”. Presque aussitôt, il ajouta : “Ce que Dieu fait n’est point sans raison pour votre bien. Levez-vous, Joseph-Henri, c’est Dieu qui fait chanter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous montrer le néant des vanités humaines” » 6.
Voici un passage qui donnera une idée du style des « Mémoires historiques » : « L’Europe, dit Nani 7, comptait alors entre ses malheurs la rencontre de trois jeunes rois dont elle avait à dépendre presque entièrement, tous trois ambitieux et puissants, tout à fait contraires d’intérêt, et conformes seulement en ceci qu’ils laissaient la direction de leurs affaires à des Premiers ministres : Richelieu gouvernait arbitrairement la France, Olivares l’Espagne, Buckingham la Grande-Bretagne » 8.
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- Édition de 1816-1888. Tome II [Source : Bibliothèque nationale de France]
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Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- François Descostes, « Joseph de Maistre avant la Révolution : souvenirs de la société d’autrefois (1753-1793). Tome I » (XIXe siècle) [Source : Google Livres]
- Charles de Mazade, « Un Gentilhomme de Savoie pendant la Révolution : le marquis Henry Costa de Beauregard » dans « Revue des deux mondes », 1878, septembre [Source : Google Livres]
- Robert Triomphe, « Joseph de Maistre : étude sur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique » (éd. Droz, coll. Travaux d’histoire éthico-politique, Genève).
- « Un Homme d’autrefois : souvenirs », p. 92.
- « Œuvres complètes. Tome I », p. 24-25.
- « Un Homme d’autrefois : souvenirs », p. 311.
- « Œuvres complètes. Tome XIII », p. 315.
- « Un Homme d’autrefois : souvenirs », p. 382.
- id. p. 383-386.
- Référence à l’« Histoire de la République de Venise, [part. 1]. Tome II », p. 177 : « Et l’Europe mettait parmi ses malheurs que ceux qui la gouvernaient principalement fussent trois jeunes princes dans la fleur de leur âge, fort puissants et fort ambitieux, d’intérêts absolument contraires ; et en cela seulement conformes qu’ils abandonnaient tout le maniement de leurs affaires à la volonté de leurs ministres : la France était gouvernée souverainement par Richelieu, l’Espagne par Olivares et la Grande-Bretagne par Buckingham ».
- p. 144.