Il s’agit des « Poèmes » de M. Nakahara Chûya1, poète japonais (XXe siècle) que ses compatriotes surnomment « le Rimbaud du Japon » (« Nihon no Rimbaud »2). Son attention s’est concentrée exclusivement sur la poésie française du monde moderne : celle des symbolistes, des dadaïstes, des surréalistes, des anarchistes en général ; celle de Rimbaud en particulier. Cette poésie était son domaine de prédilection : il la lisait, la copiait, la discutait avec ses amis et la traduisait en autodidacte, qui ne devait sa connaissance de la langue française qu’à lui-même. « Je ne pense pas qu’il existe quoi que ce soit dans ce bas monde en dehors de l’univers de cette poésie », disait-il3. Et d’abord, il partageait avec Rimbaud le goût de la marche. Chez l’un comme chez l’autre, cette activité était étroitement liée à la création poétique. À l’âge où Rimbaud était parti pour la première fois de sa ville natale, Nakahara avait quitté la sienne. Il arpentait les rues de Kyôto et de Tôkyô, en emportant toujours avec lui du papier et des enveloppes timbrées, pour pouvoir coucher sur papier chaque idée sitôt qu’elle émergeait de son esprit et l’envoyer immédiatement par la poste à ses amis. Il aimait particulièrement les promenades nocturnes au clair de lune : « Je me suis reconnu », disait-il4, « je suis adepte de l’école du nocturne (malgré l’étrangeté de cette expression). Si cette formule ne convient pas, je suis adepte de l’école du clair de lune. Elle est vraiment bénéfique. Il n’y a rien de meilleur. Jamais de ma vie ce sentiment ne me quittera. » C’était, au fond, un homme qui dédaignait la littérature et son histoire au profit de la pleine liberté et de l’expérience immédiate ; et on peut dire, avec un critique japonais5, que « la conversation ainsi que les lettres étaient les vrais chefs-d’œuvre de M. Nakahara ; ses [“Poèmes”] ne sont en fin de compte que des refrains dénués de sens se rattachant aux derniers mots de sa conversation ». En effet, entraîné par ses modèles français, M. Nakahara s’est trop laissé aller à des curiosités poétiques, en cherchant toujours le fortuit ou le désinvolte, en dehors de tout contrôle exercé par la raison, en l’absence de toute préoccupation finale. Cette mode littéraire, qu’on disait moderniste, n’est plus et ne peut plus être une avant-garde ; elle est entérinée, passée.
Yves-Marie Allioux
traducteur ou traductrice