Il s’agit des « Thermes du Bon-Dieu » (« Hammam Rabi » 1) et autres pièces de M. Abdelkader Alloula 2, dramaturge algérien (XXe siècle). « Abdelkader était passionné de théâtre », dit M. Gilbert Grandguillaume 3, « et il fallait l’être pour s’y lancer dans les années Boumediene 4, une période où la police militaire était omniprésente, la censure généralisée, l’administration tatillonne et déjà corrompue… Nul ne sait qui a armé la main des deux irresponsables qui l’ont assassiné le 10 mars 1994 à Oran alors qu’il sortait de sa maison. » Ce jour-là, l’Algérie a perdu un homme qui avait saisi le sens profond de la culture, qui œuvrait à donner à son pays un théâtre qui fût compris de tous et qui empruntât ses formes aux traditions séculaires. Car, parallèlement au théâtre de type occidental, qu’on consommait en salle fermée et dans les villes, les populations rurales de l’Algérie continuaient à pratiquer un théâtre traditionnel : celui de la « halqa » 5 (« anneau »). La représentation de ce mode théâtral se déroulait en plein air, généralement les jours de marché. Les spectateurs s’asseyaient à même le sol, épaule contre épaule, et formaient ainsi un cercle allant de cinq à douze mètres de diamètre. À l’intérieur de ce cercle, évoluait seul le « meddah » 6 (« conteur »), qui était à la fois l’acteur et l’auteur, interprétant à sa façon toutes sortes de personnages. Un accessoire ordinaire — sa cape, ses chaussures ou une pierre entreposée au centre de l’espace théâtral — devenait pour les auditeurs, sous l’emprise de son verbe magique, une source empoisonnée, une bête féroce blessée ou une épouse abandonnée. « Après l’indépendance nationale… les premières transformations révolutionnaires projetèrent l’activité théâtrale [vers les campagnes]. Les représentations se donnaient en plein air, au grand jour, gratuitement et sur toutes sortes d’espaces : cours d’écoles, chantiers de villages agricoles en construction, réfectoires à l’intérieur d’usines… C’est précisément dans ce grand enthousiasme, dans ce grand déplacement vers les masses laborieuses… que notre activité théâtrale de type [occidental] a révélé ses limites. En effet, les nouveaux publics paysans ou d’origine paysanne avaient des comportements culturels propres face à la représentation théâtrale. Les spectateurs s’asseyaient à même le sol, et formaient naturellement une “halqa” autour de notre dispositif scénique… Certains spectateurs tournaient franchement le dos à la sphère de jeu pour mieux écouter le texte », dit M. Alloula 7. Le mouvement théâtral de M. Alloula, malgré ses limites et les obstacles qui jalonnèrent son itinéraire, contribua ainsi pour une part appréciable à la renaissance artistique de l’Algérie.
un théâtre qui fût compris de tous et qui empruntât ses formes aux traditions séculaires
Voici un passage qui donnera une idée du style des « Thermes du Bon-Dieu » : « Il courait dans les couloirs, nu comme un ver… Tayeb le poursuivait, en lui disant : “Attends que je t’explique !” et l’autre qui courait et qui disait : “Mon six-coups ! Mon six-coups !” Je ne sais pas s’il voulait tirer ou s’il avait peur qu’on le tire. Il a réussi à échapper à Tayeb et il est entré dans l’aile des femmes ! Alors là, il y a eu un de ces grabuges ! Les femmes se sont mises à hurler et à le bombarder d’ustensiles de bain et lui qui criait : “Donnez-moi le pistolet et gardez les vêtements !” Et les femmes de l’insulter et lui de leur répondre : “Je suis le garde ! C’est moi le garde !” Il a continué à courir jusqu’à ce qu’il ait glissé et se soit retrouvé les quatre fers en l’air, sans connaissance. J’ai protégé sa nudité avec une serviette et je l’ai fait rouler jusqu’à la porte d’entrée des thermes » 8.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Abdelkader Alloula, « La Représentation de type non aristotélicien dans l’activité théâtrale en Algérie » dans « En mémoire du futur : pour Abdelkader Alloula » (éd. Sindbad-Actes Sud, coll. La Bibliothèque arabe, Arles), p. 119-129
- Gilbert Grandguillaume, « Abdelkader Alloula, un homme de culture algérienne » dans « Horizons maghrébins : le droit à la mémoire », nº 58, p. 10-11.