dans « Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines. [Tome I] » (éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris)
Il s’agit du « Trente et un Décembre » (« Ôtsugomori » 1) de Higuchi Ichiyô 2, écrivaine japonaise, tombée à vingt-quatre ans comme la feuille au vent d’automne (son surnom Ichiyô signifie « Simple feuille ») et qui, malgré la brièveté de sa vie, fut un des auteurs les plus intéressants de sa génération, annonçant avec éclat le retour des femmes sur la scène littéraire de l’Empire du Soleil levant. De son vrai nom Higuchi Natsu 3 ou Higuchi Natsuko 4, elle montra un goût précoce pour la littérature et donnait déjà mieux que des espérances, lorsqu’en 1889, la mort de son père, suivie de celle de son frère, mit sa famille dans une misère extrême. Devenue l’unique soutien de sa mère et de sa sœur cadette, Ichiyô s’essaya, pour gagner de quoi vivre, à écrire sous forme de feuilletons dans la presse quotidienne. Son initiateur à ce genre assez nouveau au Japon fut un rédacteur de l’« Asahi Shimbun » 5 (« Le Journal du Soleil levant »), Nakarai Tôsui, qui devint son amant ; mais, trahie et abandonnée par ce dernier, elle songea un moment à renoncer à tout. Entre-temps, pour donner aux siens un peu de pain, elle vendait des cahiers dans les ruelles des universités, des balais aux portes du quartier mal famé du Yoshiwara. Elle fût morte de faim si, en 1893, les romantiques du « Bungakukai » 6 (« Le Monde littéraire ») ne s’étaient aperçus de son génie et ne lui avaient ouvert les colonnes de leur revue. Elle y publia, en l’espace de quatre ans, une quinzaine de récits et de romans, avant d’être emportée par la tuberculose. Ces œuvres, qui avaient pour caractéristique commune de traiter de la grande souffrance d’être née femme et sensible, furent chaleureusement accueillies, en particulier par Mori Ôgai : « On se moquera peut-être de moi », dit-il 7, « en disant que je suis un adorateur d’Ichiyô, peu importe, je ne crains pas d’attribuer à celle-ci le titre de vrai poète ». On peut dire, en effet, qu’Ichiyô était un poète en prose. Ses œuvres renvoient abondamment aux grandes anthologies d’autrefois, et quand elle écrit par exemple : « Durant l’hiver de ma quinzième année, alors que j’ignorais tout encore des choses de l’amour, les vents froids apportèrent avec eux une rumeur. Bientôt… on racontait ici et là que j’étais amoureuse… Les rumeurs nous brisent comme les vagues d’une rivière… et nous éclaboussent » ; elle transpose, en y ajoutant le frémissement d’un cœur féminin, affiné par les épreuves de l’existence, le poème suivant du « Kokin-shû » : « À travers le Michinoku coule la Rivière des Rumeurs ; moi, j’ai acquis la réputation de séducteur sans même avoir rencontré l’être aimé ; voilà qui m’est pénible ! »