Il s’agit de l’« Histoire de Hîr et de Rânjhâ » (« Qissa Hîr-Rânjhâ »1, ou plus simplement « Hîr-Rânjhâ »2) dans la version de Waris Shah3. C’est pendant le siècle et demi entre la mort du dernier grand Moghol (en l’an 1707) et l’annexion du Pendjab à la couronne britannique (en l’an 1849) que le poème narratif pendjabi a atteint son apogée. L’on appelle ce genre de poème « qissa » (« histoire »). Tirée le plus souvent de quelque légende amoureuse et tragique, la « qissa » a résulté de la rencontre de deux traditions : l’une, celle purement indienne des légendes mythologiques ; l’autre, celle des romans en vers persans, dont l’influence sur la langue et la littérature pendjabis a été considérable. De toutes les « qissas », la plus chère au cœur des Pendjabis, c’est l’« Histoire de Hîr et de Rânjhâ ». La version de Waris Shah, qui se distingue de celles de Damodar et de Muqbal par ses nombreuses péripéties, peut être résumée ainsi : Il était une fois un chef de village qui avait huit fils, dont le cadet, Rânjhâ, était son préféré ; mais il n’avait pas encore rendu son dernier soupir, que ses fils s’arrangèrent pour dépouiller Rânjhâ de l’héritage et lui faire quitter le pays, avec sa seule flûte sous le bras. Le jeune homme se mit en route, le cœur affligé, et arriva à la rivière Chenab. Il y vit un bac et pria le passeur de bien vouloir le faire traverser. Séduites par sa beauté, les deux épouses du passeur convainquirent ce dernier de le laisser monter à bord. Rânjhâ y trouva un beau lit déjà fait, et s’étant couché, il sombra bientôt dans un profond sommeil. Il en fut tiré par un grand tumulte autour de lui : Hîr, la fille d’un riche propriétaire, arrivée au bac avec ses soixante compagnes, était en train de réprimander le nautonier pour avoir laissé un étranger souiller son lit ; mais à peine Rânjhâ eut-il ouvert les yeux, que la colère de Hîr s’évanouit, et qu’elle s’éprit éperdument de lui. Malgré l’interdiction du père de Hîr, les deux jeunes gens n’auront désormais rien en eux qui ne soit consacré à l’amour. L’« Histoire de Hîr et de Rânjhâ » continue d’être populaire jusqu’à nos jours dans les campagnes du Pendjab, qui ont à peine changé de visage. Les Mirasis ou les Bhats, races de colporteurs et de musiciens ambulants, chantent toujours ce poème familier, comme les rhapsodes de la Grèce chantaient « L’Iliade » : « Lorsque les laboureurs se rassemblent sur la “dara” (la “place du village”) à la fin d’une longue journée de travail, on est frappé de voir combien ils sont désireux d’entendre “Hîr et Rânjhâ” pour apaiser et délasser leur esprit fatigué. Un homme qui sait bien réciter cette histoire est toujours très demandé. La popularité de ce poème ne se borne pas aux villages. Les citadins [l’]écoutent avec un égal ravissement à la radio »4.
les deux jeunes gens n’auront désormais rien en eux qui ne soit consacré à l’amour
Voici un passage qui donnera une idée de la version de Waris Shah :
« Elle a amené avec elle soixante compagnes, Hîr au visage empreint d’orgueil, oui.
Deux poignées de perles chatoyaient à ses oreilles. Elle avait la beauté radieuse d’une houri et d’une fée, oui.
Rouge est la tunique dont sa poitrine est parée. On en perd conscience de la terre et du ciel, oui.
La boucle qui orne son nez est semblable à l’étoile Polaire. Sa jeunesse a l’éclat d’un violent orage, oui.
Allons, retourne-t’en, charmante porteuse de boucles d’oreilles ! Tant sont repartis en te désirant !
Sire Waris Shah ! La [fille de riche], telle une inondation, balaie tout sur son chemin, pleine qu’elle est d’arrogance, de hauteur et de fierté »5.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Denis Matringe, « Légendes épico-lyriques du Panjab et Réformisme sikh dans les années 1920-1930 » dans « Diogène », no 181, p. 51-68
- Denis Matringe, « Vāris̤ Śāh et la Poésie narrative en panjābī » dans « Dictionnaire universel des littératures » (éd. Presses universitaires de France, Paris)
- Hakim Mohammed Said, « Hir et Ranjha, les amants du Pendjab » dans « Le Courrier de l’UNESCO », vol. 38, no 8, p. 32 [Source : UNESCO].
- En pendjabi « ਕਿੱਸਾ ਹੀਰ ਰਾਂਝਾ ». Parfois transcrit « Kissa Hir-Ranjha » ou « Quissa Heer-Ranjah ».
- En pendjabi « ਹੀਰ ਰਾਂਝਾ ». Parfois transcrit « Hīr-Rāṃjhā », « Hir-Randjha », « Hîr-Rânjhan », « Hir-Rajha » ou « Heer-Ranjha ».
- En pendjabi ਵਾਰਿਸ ਸ਼ਾਹ. Parfois transcrit Waris Schah ou Vāris̤ Śāh.