Il s’agit des « Entretiens de Linji » (« Linji yulu »1, ou plus simplement « Linji lu »2). L’école de Linji Yixuan3, maître zen, est connue par ce recueil de paroles composé après la mort du maître. Rebelle à tout savoir, farouche à toute vision intellectuelle qu’elle décrivait comme une « taie sur l’œil » cette école devint célèbre en Chine au IXe et Xe siècle apr. J.-C. avant de se répandre au Japon où elle persiste jusqu’à nos jours sous le nom d’école Rinzai. L’usage du bâton (en chinois « bang », en japonais « bô »4) et de l’exclamation « khât ! » (en japonais « katsu ! »5) est caractéristique de Linji, lequel frappait ses disciples et leur criait, comme s’il désirait les faire parvenir d’un coup à la réalisation subite. Dans des termes virulents, qui allaient jusqu’au blasphème, il prêchait le meurtre spirituel et le renversement de toutes les valeurs : « Si vous rencontrez un Bouddha, tuez le Bouddha ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche ! »6 Et plus loin : « Je vous le dis : il n’y a pas de Bouddha, il n’y a pas de Loi ; pas de pratiques à cultiver, pas de fruits à éprouver. Que voulez-vous donc tant chercher auprès d’autrui ?… Qu’est-ce qui vous manque ? C’est vous, adeptes, qui êtes là devant mes yeux, c’est vous-mêmes qui ne différez en rien du Bouddha-patriarche ! Mais vous n’avez pas confiance, et vous cherchez au-dehors »7. Lui demandait-on quel était le bien le plus précieux pour l’homme, Linji répondait : « Se tenir dans l’ordinaire et sans affaires : chier et pisser, se vêtir et manger »8. Et aussi : « Être sans affaires et rester assis dans [son] monastère, les pieds croisés au coin de [sa] banquette »9. À chaque page, cet idéal de l’homme sans affaires se retrouve, poussé jusqu’à la puérilité. J’avoue, pour ma part, qu’il ne me convainc pas. Car, même à supposer que l’homme qui se garde de rien faire soit le plus heureux, ne vaut-il pas mieux être honnête et utile, qu’heureux et sans affaires ? L’homme de bien n’a-t-il pas droit, comme les autres, au noble travail ? Ne peut-il pas se subordonner à une grande cause sociale, au lieu de jouir dans son coin sans se soucier que ce soit aux dépens des autres ? La fin divine doit-elle donc être une fin égoïste ?
« Se tenir dans l’ordinaire et sans affaires : chier et pisser, se vêtir et manger »
Voici un passage qui donnera une idée du style des « Entretiens de Linji » : « Lors d’une instruction collective, le Maître dit : “Adeptes, il n’y a pas de travail dans le bouddhisme… Quand vient la fatigue, je dors ; le sot se rit de moi, le sage me connaît. Un Ancien10 l’a dit : ‘Pour faire un travail extérieur, il n’y a que les imbéciles’. Soyez votre propre maître où que vous soyez, et sur-le-champ vous serez vrais…” »11.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Paul Demiéville, « Les Entretiens de Lin-tsi » dans « Choix d’études bouddhiques : 1929-1970 » (éd. E. J. Brill, Leyde), p. 436-455
- Étiemble, « Quarante Ans de mon maoïsme (1934-1974) » (éd. Gallimard, Paris)
- Hoang-Thi-Bich, « Étude et Traduction du “Gakudôyôjin-shû”, recueil de l’application de l’esprit à l’étude de la Voie, du maître de zen Dôgen » (éd. Droz, coll. Hautes Études Orientales, Genève-Paris).