Il s’agit de « La Princesse de Babylone » et autres contes de Voltaire (XVIIIe siècle). Tout grand écrivain a un ouvrage par lequel on le résume, à tort ou à raison. « C’est dans ses contes qu’il faut chercher Voltaire », « “Candide” est tout Voltaire », dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Voltaire s’est le plus enjoué des misères de la condition humaine, dans un monde aussi absurde que celui des persécutions et des supplices, des bruits de guerre et des pestes effroyables ; c’est là également qu’il a réussi à porter un dernier coup, sec et brutal, à cet optimisme consolateur des chrétiens qu’il jugeait béat. Lui, qui jusque-là avait retenu le rire amer de son impiété, semble faire résonner à travers ses contes un ricanement de Satan. « [Ces contes sont] d’une gaieté infernale », explique la baronne de Staël 1, « car ils semblent écrits par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances et riant comme un démon — ou comme un singe — des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun. » Alors, demandons-nous : Voltaire le conteur « dont le rire est un rictus, la grâce — une polissonnerie, l’esprit — un dard trempé dans le poison ou l’ordure » 2 peut-il égaler Voltaire le philosophe, l’homme de goût, de savoir et de raison dont le « Dictionnaire philosophique » avait écarté l’obscurantisme et la barbarie des siècles précédents ; peut-il égaler Voltaire l’homme du monde dont la « Correspondance », qui embrasse un espace de soixante-sept ans, est une œuvre de premier plan, un modèle de naïveté, d’esprit et de grâce ? Non, je ne le crois pas. Il ne faut chercher dans ses contes ni poésie, ni sagesse sérieuse, ni de ces sentiments nobles qu’on rencontre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre ; mais seulement une satire bilieuse et cynique et peut-être une souffrance cachée qui, ne trouvant pas de sens à la vie ici-bas, préfère accabler de moqueries les émotions les plus graves et les plus généreuses, les croyances les plus capables de consoler les hommes, les espérances les plus propres à leur donner le courage pour supporter leur condition. « Voltaire [le conteur] », dit Chateaubriand 3, « n’aperçoit que le côté ridicule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hideusement gai, l’homme à l’homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous dégoûte. » Son humour, qui veut être édifiant, et qui souvent n’est que cruel et mordant, est celui qui se rapproche le plus des satiristes anglais.
- « Le Génie du christianisme », part. 2, liv. I, ch. V.