Il s’agit d’une traduction partielle des « Nouvelles Histoires en mouchant la chandelle » (« Jiandeng xinhua » 1) de Qu You 2 et de la « Suite aux histoires en mouchant la chandelle » (« Jiandeng yuhua » 3) de Li Zhen 4. Moucher une chandelle, couper la mèche brûlée qui empêche de bien éclairer, implique une heure tardive : celle où l’on a le loisir d’évoquer des rêves étranges, des amours irréelles avec des créatures de l’au-delà, des visites glaçantes de spectres, de revenants ou de « démons aux allures bizarres et aux formes biscornues » 5. En ravivant la grande tradition des « récits fantastiques » en langue classique (« chuan qi » 6), les recueils de Qu You et de Li Zhen connurent un si fort succès, qu’ils furent mis à l’index afin qu’ils « ne distraient pas la jeunesse ». Mais lisons-les avec attention, cherchons entre les lignes, et on découvrira la véritable raison de cette censure : c’est qu’ils faisaient état d’une Chine où rien n’allait plus ; où les fonctionnaires étaient d’insignes hypocrites qui, sous la plus belle apparence de justice, se permettaient toute sorte de fraudes et de brutalités ; qui se glorifiaient de l’équité et de l’excellence de leurs lois, tout en ne se faisant aucun scrupule de les enfreindre : « Intégrité et indulgence, ces deux mots sont de vrais talismans ! », dit une des histoires 7 qui abonde en critiques à peine dissimulées. « Seule l’intégrité permet de s’imposer une règle de vie, seule l’indulgence permet d’être en contact avec le peuple ; par l’intégrité, le cœur se fortifie ; par l’indulgence, le peuple devient plus proche. Quand le peuple est proche, il amende sa conduite, et c’est le terme ultime des compétences d’un fonctionnaire ! » Ces opinions tranchées, ce ton de reproche paraissaient bien plus pernicieux aux yeux des autorités Ming 8 que les passages jugés licencieux ou immoraux.
« Les deux livres, dont les intrigues sont savantes et subtiles, dont la langue est sophistiquée et truffée d’allusions littéraires, et dont le charme est original et profond, connurent auprès du public une fortune analogue — et ils suscitèrent même encore une imitation, par Shao [Jingzhan] 9, qui se lança à son tour “en quête de la chandelle” avec “Mideng yinhua” 10, bien inférieur — avant de tomber en Chine dans un oubli profond et prolongé. Mais ce qui est extraordinaire, c’est qu’ils connurent à l’étranger un destin imprévu : passées [au Viêt-nam], en Corée et au Japon, les deux collections… influencèrent durablement les auteurs japonais de littérature fantastique, et en particulier Hayashi Razan, Tsuga Teishô et Akinari Ueda… Bien plus, par le biais de Lafcadio Hearn, elles gagnèrent l’Europe… Il y a là une destinée littéraire probablement unique pour des recueils chinois datant de quelque six siècles ! », explique M. Jacques Dars 11.
des rêves étranges, des amours irréelles avec des créatures de l’au-delà
Voici un passage qui donnera une idée de la manière de Qu You et de Li Zhen : « Quand tintèrent les cloches des temples des montagnes voisines, et quand chantèrent les coqs des villages lacustres, la belle se leva en toute hâte et lui dit adieu. Elle ôta de son doigt un anneau de jade qu’elle portait et le passa à la ceinture de son amant en ajoutant :
“Dans les jours à venir, quand tu verras ceci, n’oublie pas ton ancien amour !”
Après quoi ils se séparèrent, et elle partit, non sans tourner maintes fois la tête pour le voir encore ; et ce n’est qu’au bout d’un long moment qu’elle disparut » 12.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Jacques Dars, « Qu You » dans « Dictionnaire universel des littératures » (éd. Presses universitaires de France, Paris).