Il s’agit du « Dương Từ-Hà Mậu » de Nguyễn Đình Chiểu, également connu sous le surnom de Đồ Chiểu (« le bachelier Chiểu »), poète vietnamien, confucianiste engagé. Il naquit au village de Tân Thới formant actuellement l’un des quartiers de Saïgon. En 1847, il se rendit à la capitale Hué avec l’intention de se présenter au concours de licencié, qui devait avoir lieu deux ans plus tard. Mais la nouvelle de la mort de sa mère, survenue entre-temps, lui causa une telle douleur qu’ayant abandonné toute idée de passer le concours, il renonça à la gloire littéraire et retourna dans son village pour se livrer entièrement au deuil. Cependant, en cours de route, un second malheur le frappa : il devint aveugle ; et malgré les soins donnés par les médecins, ses yeux ne purent être sauvés. À son retour, les villageois ne l’en prièrent pas moins d’ouvrir une école sur ce qu’ils avaient entendu dire de ses hautes connaissances. Ce fut probablement vers cette époque qu’il lut — ou plutôt se fit lire par quelques étudiants — le traité chinois intitulé « Manuel de l’Ouest » ; et voyant, dans ce qui y était dit, une incitation à promouvoir les devoirs d’attachement et de reconnaissance non seulement envers nos parents, mais envers tous les hommes — au rebours des bouddhistes qui cherchaient à s’en détacher — il y puisa le sujet d’un poème moralisateur : le « Lục Vân Tiên ». Il le fit suivre bientôt d’un pamphlet en vers : le « Dương Từ-Hà Mậu », mettant en scène deux personnages : un bouddhiste Dương Từ et un catholique Hà Mậu ; mais le discours y est quelquefois si âprement et si violemment antireligieux, qu’il est désapprouvé par ceux mêmes qui en partagent les convictions confucéennes.
un homme digne dont la passion d’enseigner ne varia jamais malgré l’infirmité dont il fut affligé
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Français qui débarquèrent dans la région furent frappés de voir de nombreux Vietnamiens accroupis autour d’« un grand et beau vieillard, le visage immobile et pâle, mais plein de distinction, [qui] s’exprimait avec beaucoup d’élégance et de facilité » 1. Ce vieillard, comme le lecteur l’a peut-être deviné, était Nguyễn Đình Chiểu. Conscient de la faveur et de l’influence dont celui-ci jouissait auprès du peuple, Michel Ponchon, chef de la province de Bến Tre 2, essaya sinon de le rallier à la cause française, du moins à l’amener à montrer une neutralité bienveillante : il lui offrit rizières et argent, mais Nguyễn Đình Chiểu refusa déclarant « qu’il était fort honoré de l’importance que l’on donnait à son œuvre et de l’intérêt qu’on lui témoignait, mais qu’il était dans une aisance suffisante » 3. Ce geste lui valut de l’estime et de la considération non seulement chez ses compatriotes, mais également dans les rangs français, puisque dès l’année 1864, un commandant doublé d’un fin lettré, Gabriel Aubaret, donna la traduction en langue française du « Lục Vân Tiên ». Cette traduction — la toute première d’une œuvre vietnamienne — fut la juste récompense, je ne dirais pas d’un grand poète, mais d’un homme digne dont la passion d’enseigner ne varia jamais malgré l’infirmité dont il fut affligé.
Voici un passage qui donnera une idée du style du « Dương Từ-Hà Mậu » :
« Si nous connaissons la piété filiale et la fidélité entre roi et sujet,
C’est grâce au ciel qui a fait naître notre saint homme vénéré [Confucius].
L’encre de ses livres a empêché l’anarchie,
Les traces de son char errant sont encore suivies.
Sa plainte du phénix 4 est toujours retenue par cent générations…
Dommage que les pinceaux des Zhou [confucianistes] n’aient pas écrit les livres des Han [bouddhistes],
Aucun barbare ne serait venu raser la tête des gens ! » 5
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Maurice Durand, « L’Univers des “truyện nôm” : manuscrit » (éd. École française d’Extrême-Orient, coll. Bibliothèque vietnamienne, Hanoï)
- Trần Cửu Chấn, « Le Poème “Luc-Vân-Tiên” à travers ses traductions françaises » dans « Message d’Extrême-Orient », vol. 4, nº 15-16, p. 1149-1170
- Võ Long Tê, « Chronique culturelle : présence du poète Nguyễn Đình Chiểu (1822-1888) » dans « Bulletin de la Société des études indochinoises », vol. 46, nº 3, p. 375-383.
- Dans Võ Long Tê, « Chronique culturelle », p. 379.
- Aujourd’hui la province de Kiến Hòa.
- Dans Võ Long Tê, « Chronique culturelle », p. 379.
- Référence aux « Entretiens de Confucius », IX, 9 : « Le Maître dit : “Le phénix n’est pas apparu, le fleuve Jaune n’a pas livré de message : pour moi, tout est donc fini” ».
- p. 72-73.