le marquis Costa de Beauregard, « Journal de voyage d’un jeune noble savoyard à Paris en 1766-1767 »

éd. Presses universitaires du Septentrion, coll. Documents et témoignages, Villeneuve-d’Ascq

éd. Presses uni­ver­si­taires du Sep­ten­trion, coll. Do­cu­ments et té­moi­gnages, Villeneuve-d’Ascq

Il s’agit du « Jour­nal de voyage à Pa­ris en 1766-1767 » du mar­quis Jo­seph-Henri Costa de Beau­re­gard, chef d’état-major et his­to­rien de la mai­son royale de Sa­voie, et sur­tout ami in­time du comte Jo­seph de Maistre. L’amitié des deux hommes da­tait de très loin : ils s’étaient connus à Tu­rin, où l’un était of­fi­cier et l’autre étu­diant. Chaque an­née, ils se voyaient au châ­teau de Beau­re­gard, sur les bords du Lé­man, avec ses arbres sé­cu­laires se mi­rant dans les eaux du lac et avec ses pro­me­nades in­fi­nies. C’est là que Maistre ve­nait goû­ter ses « plai­sirs d’automne »1. C’est là qu’il « ver­bait » avec le mar­quis et la mar­quise au su­jet de la Ré­pu­blique fran­çaise nou­vel­le­ment dé­cré­tée, à l’heure où l’Europe en­tière, et le roi de Sar­daigne tout le pre­mier, trem­blait de­vant ses sol­dats. Tous les deux étaient pas­sion­nés par cette fu­neste voi­sine, qui di­vi­sait les meilleurs es­prits du temps ; et tout en se dé­fen­dant d’aimer la France, ils ne sa­vaient pen­ser à un autre pays, ni s’entretenir sur un autre su­jet. Maistre, les yeux fixés sur ce qu’il ap­pe­lait « les deux bras » de la na­tion fran­çaise, c’est-à-dire « sa langue et l’esprit de pro­sé­ly­tisme qui forme l’essence de son ca­rac­tère »2, main­te­nait et pro­cla­mait la vo­ca­tion de cette na­tion : être à la tête du monde. Au coin de la che­mi­née dé­co­rée de maximes, dont celle qui dit : « La vie, même en s’en al­lant, laisse der­rière elle l’espérance pour fer­mer les portes »3 — au coin de la che­mi­née, dis-je, il pré­pa­rait ses « Consi­dé­ra­tions sur la France » et il je­tait sur le pa­pier les im­pro­vi­sa­tions de son cer­veau vol­ca­nique pour les sou­mettre au mar­quis. Et cet ami, doué d’un es­prit peut-être in­fé­rieur par la force et l’étendue, mais plus sage et plus pon­déré, tan­çait le grand homme sur sa ten­dance à l’emphase et sur ses em­por­te­ments ex­ces­sifs. Quant à la mar­quise, elle ap­por­tait, au sein de ce duo d’inséparables, le charme de son ba­billage et de ses di­vi­na­tions po­li­tiques. « Quelles per­sonnes, bon Dieu ! Quelles soi­rées ! Quelles conver­sa­tions ! », se sou­vien­dra Maistre4 avec nos­tal­gie.

tout en se dé­fen­dant d’aimer la France, ils ne sa­vaient pen­ser à un autre pays, ni s’entretenir sur un autre su­jet

En 1796, la Sa­voie étant de­ve­nue fran­çaise par l’annexion, le mar­quis Costa de Beau­re­gard n’échappa aux per­sé­cu­tions qu’en em­me­nant sa fa­mille à Lau­sanne, de l’autre côté du lac. L’exil lui pa­rut très lourd de peines. Le sou­ve­nir de ses vieilles mu­railles l’obsédait ; il se de­man­dait ce qui le re­te­nait d’aller leur rendre une der­nière vi­site. Il se ris­qua à sau­ter dans une barque ; le comte de Maistre l’accompagna. À la fa­veur de la nuit, ils firent un tour fur­tif, à demi ro­ma­nesque du châ­teau, en bra­vant leur crainte d’y ren­con­trer des gen­darmes de la Ré­pu­blique ; ils n’y ren­con­trèrent que des ruines : « C’était, aux abords de la mai­son, un amas de pou­trelles noir­cies, de tuiles bri­sées, de plâ­tras et de dé­combres ; les fe­nêtres avaient été en­le­vées, vo­lées pro­ba­ble­ment… ; la grande porte ou­verte pen­dait sur un de ses gonds ; l’âme de la vieille mai­son s’était en­vo­lée ! »5 Ils se per­dirent dans leurs pen­sées, tant leur émo­tion était vio­lente, et ils n’entendirent pas mar­cher der­rière eux. « C’est moi le maître ici », dit tout à coup une voix en co­lère. « Qu’un sang im­pur abreuve nos sillons… », chanta en même temps l’être bi­zarre qui avait parlé. C’était Jacques, un pauvre en­fant idiot que le mar­quis avait ja­dis nourri par cha­rité, et qui, de­puis l’exil, était l’unique maître de Beau­re­gard. « “Re­gar­dez vers lui, mon­trez-lui les larmes de votre vi­sage et les amer­tumes de votre cœur”, [dit] Maistre ; “sans doute Dieu aura pi­tié”. Presque aus­si­tôt, il ajouta : “Ce que Dieu fait n’est point sans rai­son pour votre bien. Le­vez-vous, Jo­seph-Henri, c’est Dieu qui fait chan­ter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous mon­trer le néant des va­ni­tés hu­maines” »6.

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style du « Jour­nal de voyage à Pa­ris en 1766-1767 » : « Oh ! que je sens bien la vé­rité de ce que tu me dis du luxe et des gran­deurs. Non, ce n’est point elles qui rendent heu­reux ; nous le sommes mille fois plus, dans notre re­traite, que les grands sous leurs su­perbes por­tiques ; c’est dans ces pa­lais do­rés que se nichent les sou­cis, les re­mords, les vi­laines har­pies qui ne cessent de per­sé­cu­ter ceux qui s’engraissent du sang des mal­heu­reux. Je souffre quand je vois, à côté de ces ma­gni­fiques su­per­flui­tés, les gens de la cam­pagne cou­cher sur la terre hu­mide et vivre la moi­tié de l’année de châ­taignes, et l’autre — de pain noir… Com­bien la moindre de ces por­ce­laines, la plus pe­tite de ces co­quilles7, la bor­dure d’un de ces ta­bleaux ren­draient de gens heu­reux ! Quel mal­heur que de si grandes ri­chesses soient entre les mains d’hommes qui ne connaissent pas l’état où se trouvent les hommes comme eux ! »8

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. « Un Homme d’autrefois : sou­ve­nirs », p. 92. Haut
  2. « Œuvres com­plètes. Tome I », p. 24-25. Haut
  3. « Un Homme d’autrefois : sou­ve­nirs », p. 311. Haut
  4. « Œuvres com­plètes. Tome XIII », p. 315. Haut
  1. « Un Homme d’autrefois : sou­ve­nirs », p. 382. Haut
  2. id. p. 383-386. Haut
  3. La mode, ve­nue de Hol­lande, des col­lec­tions de co­quillages et autres cu­rio­si­tés na­tu­relles ap­pa­raît à la fin du XVIIe siècle et va en s’amplifiant tout au long du XVIIIe. Haut
  4. p. 133-134. Haut