Junayd, « Enseignement spirituel : traités, lettres, oraisons et sentences »

éd. Actes Sud, coll. Babel, Arles

éd. Actes Sud, coll. Ba­bel, Arles

Il s’agit de Ju­nayd Bagh­dâdî1, maître soufi de Bag­dad (IXe-Xe siècle apr. J.-C.), qui posa les bases so­lides sur les­quelles al­laient s’élever les grands sys­tèmes de la mys­tique mu­sul­mane. Bien qu’il en­sei­gnât dans sa mai­son et ne di­ri­geât pas une com­mu­nauté, ses contem­po­rains lui dé­cer­nèrent le titre de « Sei­gneur de la Tribu spi­ri­tuelle » (« Sayyid al-Tâ’ifa »2). L’un d’eux rap­porte3 : « Mes yeux n’avaient ja­mais contem­plé quelqu’un comme Ju­nayd Bagh­dâdî : les écri­vains ve­naient à lui pour son style, les phi­lo­sophes le re­cher­chaient pour la pro­fon­deur de ses pen­sées, les poètes se ren­daient au­près de lui pour ses mé­ta­phores, les théo­lo­giens pour sa dia­lec­tique ; et le ni­veau de son dis­cours était tou­jours plus élevé que le leur, en in­tel­li­gence, élo­quence et en­sei­gne­ment ». Ju­nayd vé­né­rait Bâyazîd Bis­tâmî, l’extravagant par­ti­san de l’union di­vine, dont il tra­dui­sit les « Dits ex­ta­tiques », et au su­jet du­quel il dé­cla­rait : « Bâyazîd avait réa­lisé un pre­mier état spi­ri­tuel dans le­quel “toutes les choses avaient dis­paru pour lui”, et un se­cond état dans le­quel “cette dis­pa­ri­tion avait dis­paru” »4. Cette phrase dif­fi­cile veut dire : Dans un pre­mier temps, le soufi, ivre sous l’emprise di­vine, perd son exis­tence in­di­vi­duelle et dis­pa­raît ; mais cette ivresse elle-même doit dis­pa­raître pour que le soufi puisse éva­cuer de son âme les maux fu­nestes de l’hébétude et de la confu­sion et re­ve­nir à la vie : « Il sera [de nou­veau], après n’avoir pas été, là où il avait été… Il sera “un exis­tant qui est”, après avoir été “un exis­tant privé d’être”. Il en est ainsi, parce qu’il sera passé de l’ivresse de l’emprise di­vine à la lu­ci­dité du dé­gri­se­ment »5. Dit au­tre­ment, la re­cherche « de l’ivresse, de l’enivrement » (« sukr »), « de la dis­pa­ri­tion, de l’anéantissement » (« fanâ’ ») est jouis­sive, car elle li­bère la conscience hu­maine des tra­cas qu’elle connaît d’habitude ; mais cette re­cherche, d’après Ju­nayd, ne convient qu’aux dé­bu­tants ; elle doit cé­der le pas « à la so­briété, au dé­gri­se­ment » (« sahw »), « à la pé­ren­ni­sa­tion, à la per­ma­nence » (« baqâ’ ») pour que ce­lui qui avait dis­paru puisse re­prendre sa place parmi les hommes, dé­sor­mais lu­cide, dé­grisé, mais in­vesti de la pré­sence per­ma­nente de Dieu.

« Mes yeux n’avaient ja­mais contem­plé quelqu’un comme Ju­nayd Bagh­dâdî »

Et comme il s’agissait là du point ma­jeur de son en­sei­gne­ment, et comme il ne crai­gnait pas de ré­pandre trop de lu­mière sur un point qui pou­vait sem­bler un peu obs­cur, Ju­nayd em­ployait la pa­ra­bole sui­vante : « Sache », di­sait-il6, « qu’il y a trois sortes d’hommes » : 1o ce­lui qui cherche à en­trer dans la de­meure de Dieu et à se pré­sen­ter de­vant lui, mais qui n’a ja­mais aperçu le mur du pa­lais ; 2o ce­lui qui, quoiqu’arrivé, ne peut ni voir le Sou­ve­rain, ni lui par­ler ; 3o ce­lui qui entre au­près de lui et qui reste à ja­mais. Quelle est l’explication de cette pa­ra­bole ? Ce­lui qui cherche en vain, c’est l’homme qui suit la doc­trine lit­té­ra­liste et lé­ga­liste (« ’ilm al-zâ­hir »), parce que son at­ti­tude à l’égard de Dieu est tout ex­té­rieure. Ce­lui qui ar­rive au mur, c’est le soufi ar­rêté par son ivresse. Ce­lui qui entre, c’est le soufi dé­grisé qui réa­lise la connais­sance de Dieu7.

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • Ar­thur John Ar­berry, « (al-)Djunayd » dans « En­cy­clo­pé­die de l’islam » (éd. E. J. Brill, Leyde)
  • Jean Che­va­lier, « Le Sou­fisme » (éd. Presses uni­ver­si­taires de France, coll. Que sais-je ?, Pa­ris)
  • Ta­li­bouya Niang, « Chei­khna Cheikh Saad­bou : saint, soufi et sha­rif [af­fi­lié à Ju­nayd] » (éd. Pu­bli­book, Pa­ris).
  1. En arabe الجنيد البغدادي. Par­fois trans­crit Djo­néid, Djo­naïd, Djou­neïd, Dju­neid, Dju­naid, al-Dju­nayd, Dschu­neid, Dschu­naid, Dschu­neyd, Dscho­naid, Dscho­neid, Cü­neyd, Cü­nayd, Cü­neid, el-Jo­neid, Jo­neyd, Jo­nayd, al-Jo­naid, Ju­neyd, Ju­neid, Ju­naïd, al-Jou­nayd, Jou­neyd, Jou­neïd, Ǵo­nayd, Ǧu­naid ou al-Ǧu­nayd. Haut
  2. En arabe سيد الطائفة. Au­tre­fois trans­crit Saïyid-i Tâïfa, Saiyidu ’ṭ-Ṭāifa ou Sayyid-ut-Taifa. Haut
  3. p. 12-13. Haut
  4. p. 197. Haut
  1. p. 151. Haut
  2. p. 135. Haut
  3. Je soup­çonne cette pa­ra­bole d’avoir fourni à Maï­mo­nide le su­jet de son fa­meux « Le Guide des éga­rés », plus pré­ci­sé­ment du ch. LI. Haut