Il s’agit d’une traduction partielle des « Poèmes » de M. János Pilinszky1, poète et dramaturge hongrois. Enrôlé de force en 1944, il ne cessa jamais d’être hanté par le monde concentrationnaire qu’il découvrit en Allemagne lors de la retraite de l’armée hongroise, et dont il évoqua les horreurs et les abominations dans les poèmes « Prisonnier français » (« Francia Fogoly »), « Harbach 1944 », « Auschwitz », « Sur le mur d’un camp de concentration » (« Egy KZ láger falára »), etc.2 Cette expérience du tragique, de l’irrémédiable, du scandaleux, de l’insoluble de la guerre fut la première rencontre du poète avec son siècle, dans ce que ce dernier avait de plus obscur. Elle fut à l’origine de toutes ses interrogations existentialistes. Celle-ci surtout : Quelle fin Dieu a-t-Il eue en faisant souffrir tant de victimes innocentes ? Quel dessein a-t-Il eu en les faisant mourir ? Car, comme tout bon chrétien, M. Pilinszky était persuadé que ces choses ne se seraient pas produites sans fin ou sans dessein ; et sans que Dieu les eût positivement et directement écrites : « C’est Dieu et Dieu seul qui écrit », dit-il3, « sur le tissu des événements ou sur le papier… Sur les objets amassés dans les vitrines d’Auschwitz, l’usure et les coups sont les “hiéroglyphes” du siècle, de la vie [“hiéroglyphes” au sens grec de “lettres sacrées”]. Éternelle leçon ! Ceux qui avaient écrit ces “signes” n’ont peut-être jamais formulé leurs textes ». Mais dans ce cas, quel texte, quelle pièce, quel drame Dieu a-t-Il écrit en écrivant l’Holocauste ? La réponse à cette question délicate et difficile à résoudre, M. Pilinszky ne la trouva qu’en France : d’abord, par les séjours qu’il y multiplia après la guerre, à titre de correspondant de la revue catholique hongroise « Új Ember » (« Homme nouveau ») ; puis, grâce aux œuvres de Mme Simone Weil et de M. Albert Camus qu’il y lut pour la première fois, et qui l’éblouirent. Il reconnut alors dans le drame d’Auschwitz la représentation scénique de la Passion, tout comme il reconnut dans les douleurs humaines des camps la souffrance divine du Christ, attaché et mort sur la Croix. « “Tels les larrons”, selon la magnifique parole de Simone Weil, “nous, hommes, sommes attachés sur la Croix de l’espace et du temps”. Je m’évanouis et les échardes me réveillent en sursaut. Alors je vois le monde avec une netteté tranchante », dit-il dans son « Journal »4, en reprenant la pensée suivante de Mme Weil : « La crucifixion est l’achèvement, l’accomplissement d’une destinée humaine. Comment un être dont l’essence est d’aimer Dieu et qui se trouve dans l’espace et le temps aurait-il une autre vocation que la Croix ? » Cette pensée pieuse, cette sanctification de l’agonie des camps, cette exaltation des plaies humainement divines ou divinement humaines forma le fond des meilleurs poèmes de M. Pilinszky : « Passion de Ravensbrück » (« Ravensbrücki Passió »), « Apocryphe » (« Apokrif »), « Au troisième jour » (« Harmadnapon »), « “Agonia christiana” », etc.5
« la sacralité de la souffrance »
« Nous parlons de Pilinszky », dit une femme de lettres hongroise6, « comme les Florentins parlaient de Dante : comme d’un homme qui a visité l’Enfer. Mais lui ne l’a pas visité, il y a vécu, dans des ténèbres qu’éclairait parfois le rayon acéré de la grâce. Il y a vécu avant et après son expérience, traînant ses oubliettes avec lui, de la rue de Vác aux hôtels de Londres en passant par Paris. Il avait en effet une chose unique à dire, une chose unique et forte : la souffrance… Une ardente quiétude du jugement dernier émane de [ses poèmes], auxquels notre siècle ne fait plus que prêter ses décors, et qui entrechoque l’actuel et l’éternel, l’individuel et l’eschatologique, ce qui est propre à l’homme et ce qui est au-delà de lui. Pilinszky, le poète de l’au-delà, le méta-poète, nous offre cet au-delà… recouvrant la souffrance avec la sacralité de la souffrance, et nous introduisant, d’un geste de sa main blanche et émaciée, dans ce désespoir qui est l’antichambre de la grâce. »
Il n’existe pas moins de quatre traductions françaises des « Poèmes », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Lorand Gaspar.
« Kilép a többiek közűl,
Megáll a kockacsendben,
Mint vetitett kép hunyorog
Rabruha és fegyencfej.
Félelmetesen maga van,
A pórusait látni,
Mindene olyan óriás,
Mindene oly parányi.
És nincs tovább. A többi már,
A többi annyi volt csak,
Elfelejtett kiáltani
Mielőtt földre roskadt. »
— Poème dans la langue originale
« Il sort du rang,
S’arrête dans le silence épais,
Clignotant comme une image projetée,
Tenue de bagne, tête de forçat.
Terrifiante sa solitude,
On voit ses pores,
Tout en lui est énorme,
Tout en lui est minuscule.
Et là ça s’arrête…
Le reste n’était rien
Que son oubli de crier
Avant qu’il ne s’affaisse [à terre]. »
— Poème dans la traduction de M. Gaspar
« Il sort du rang.
Dans un carré de silence il s’arrête.
Comme une image projetée vacillent
Une casaque, une tête de forçat.
Il est effroyablement seul,
On voit les pores de sa peau :
De ce qui est lui tout est immense,
De ce qui est lui tout est minuscule.
Et c’est tout, pour le reste,
Ce fut tout simplement ceci :
Il oublia de crier
Avant de tomber à terre. »
— Poème dans la traduction de M. Tivadar Gorilovics (dans Eugène Guillevic, « Mes Poètes hongrois », éd. Corvina, Budapest, p. 289-294)
« Il sort du rang des autres,
S’arrête dans le silence cubique,
Comme une image projetée tremblotent
La tenue de prison, la tête du forçat.
C’est effarant comme il est seul,
On voit les pores de sa peau,
Tout en lui est immense,
Tout en lui est menu.
Et rien d’autre. Le reste n’est,
Le reste n’était que le fait
Qu’il avait oublié de crier,
Avant de s’effondrer. »
— Poème dans la traduction de Mme Judit Rácz (dans Marc Delouze, « Poésie hongroise : anthologie », éd. Corvina, Budapest, p. 178-183)
« Il sort du rang,
S’arrête dans un carré de silence.
Comme une image projetée vacillent
La casaque, la tête de forçat.
Seul effroyablement
On voit les pores de sa peau :
Tout de lui est immense
Tout de lui est infime.
C’est tout. Rien d’autre,
Sinon simplement
Qu’il omit de crier
Avant de s’écrouler. »
— Poème dans la traduction de M. André Doms (« Dix-sept Poètes hongrois d’aujourd’hui » dans « Nuit blanche », no 70, p. 44-50)
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- Traduction partielle de M. André Doms (1998) [Source : Érudit].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Ágnes Nemes Nagy, « Quelqu’un d’autre [ou : Pilinszky est autre] » dans « Cahiers d’études hongroises », vol. 8, p. 253-256 [Source : Elektronikus Periodika Archívum és Adatbázis (EPA)]
- Enikő Sepsi, « Le Théâtre immobile de János Pilinszky ; lu dans l’optique de Mallarmé, Simone Weil et Robert Wilson » (éd. L’Harmattan, Paris)
- Dorottya Szávai, « “Le Christ et Sisyphe” : lecture pilinszkynienne de l’œuvre de Camus » dans « Hungarian Studies », vol. 15, no 1, p. 143-161 [Source : Elektronikus Periodika Archívum és Adatbázis (EPA)].
- On rencontre aussi la graphie Pilinski.
- Les deux premiers poèmes sont absents de la traduction de M. Lorand Gaspar, pourtant la plus complète qui existe en français ; et le quatrième est traduit sous le titre de « Pour le mur d’un stalag ».
- « Le Monde moderne et l’Imagination créatrice ».