
dans « La Littérature russe : notices et extraits des principaux auteurs depuis les origines jusqu’à nos jours » (XIXe siècle)
Il s’agit du « Faucheur » (« Kossar » 1) et autres poèmes d’Alexis Vasilievitch Koltsov 2, poète russe (XIXe siècle). Son père était marchand de bœufs ; et sa mère, issue d’une famille qui se livrait au même négoce, était illettrée. Né au plein cœur de la steppe, qui lui servit de première école, en même temps que de confidente des mouvements les plus intimes de son cœur, le futur poète fut élevé à la diable, sans surveillance, jouant avec les gamins des rues et barbotant à son aise dans la boue. C’est bien à lui qu’on appliquera cette parole de La Bruyère : « L’on voit certains animaux farouches, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet, ils sont des hommes ». Il avait déjà neuf ans lorsqu’on songea à l’envoyer à l’école. Il n’y resta même pas un an et demi. Dès qu’il sut écrire et compter, son père le prit à la maison pour économiser le traitement d’un commis. Le petit Alexis connaissait à peine l’orthographe et il resta pour toujours brouillé avec elle, ainsi qu’avec la ponctuation et parfois même avec la grammaire. Mais la lecture était sa passion, et le peu d’argent qu’on lui donnait pour des friandises, il le consacrait à acheter les volumes des « Mille et une Nuits ». Il avait quinze ans lorsqu’un ami, fauché par une mort prématurée, eut l’idée de lui léguer toute sa bibliothèque : soixante-dix volumes. Quel trésor ! Mais son père ne lui laissait guère le temps d’en jouir. Il fallait sans cesse l’accompagner dans les bazars pour acheter des bestiaux qu’ils engraissaient sur la steppe et qu’ils revendaient à l’une des nombreuses fonderies de suif. « Je suis enchaîné par ma situation », dit Koltsov 3. « Maudit métier ! Que suis-je ? Un homme sans individualité, sans parole, sans rien. Une lamentable créature, un misérable être qui n’est bon qu’à traîner de l’eau et du bois, un mercanti, un grippe-sou, un juif, un Tzigane, une canaille, voilà ce que je dois être. »
L’année même qui suivit la publication de ses premiers poèmes dans un recueil littéraire de Moscou, Koltsov fut envoyé par son père dans cette capitale pour vendre du bétail et s’occuper d’un procès. C’est alors qu’il eut la chance de faire la connaissance de Vissarion Belinski, le critique russe le plus célèbre de ce temps. Imaginez un petit poète de province arrivant à Paris vers 1830, présenté à Sainte-Beuve et l’intéressant à ses débuts ; car Belinski fut pour la littérature russe ce que fut Sainte-Beuve pour l’école française ; et davantage encore, attendu que le public de la Russie avait bien plus besoin d’être éduqué que celui de la France. À quel sommet ne serait pas arrivé Koltsov s’il avait pu déployer son talent à loisir dans un milieu si favorable ! Mais il n’avait pas de ressources financières. S’engager comme commis ? Il ne pouvait pas. Vivre de ses vers ? Qu’est-ce qu’ils auraient pu lui rapporter par an : à peine de quoi acheter des souliers et du thé. Son père lui refusait même l’argent nécessaire pour soigner la tuberculose qui minait sa santé ; car, comme l’explique très bien Belinski, « l’ivrogne ne tolère pas le sobre, ni le coquin l’honnête homme, mais l’ignorance surtout garde rancune à l’esprit » 4. Les jours de Koltsov étaient comptés. Dans un poème daté du 1er janvier 1842, il adressait un salut mélancolique à cette année qui sera la dernière de sa pauvre existence : « Pénible année, tu n’es plus, et je vis encore, et l’année nouvelle je l’attends, silencieux, seul et sans amis… Dans ses ténèbres décevantes, je plonge mes regards. Que cache-t-elle pour moi ? De nouvelles souffrances ? Ou bien m’en irai-je prématurément de ce monde sans avoir réalisé mon rêve ? »
« c’était un enfant du peuple dans la plus vaste acception de ce terme »
Voici en quels termes Belinski parle de ce poète qu’il regrettait chaque jour davantage, et dont il se rappelait, non sans un certain serrement de cœur, les manières modestes, la bonté d’âme, le langage énergique et naturel jusqu’à la naïveté, bercé au rythme des vieux chants slaves : « Koltsov était né pour la poésie qu’il a créée ; c’était un enfant du peuple dans la plus vaste acception de ce terme. Le genre de vie dans lequel il fut élevé était le même que celui des paysans, à une très petite différence près. Koltsov grandit dans les steppes et au milieu de leurs habitants. Ce n’est pas pour faire… une tournure élégante, ce n’est pas par un effort de l’imagination ou de la méditation, mais bien du fond de son âme, dans la plénitude de son cœur, par l’effet de tout son être, qu’il aimait la nature russe, qu’il appréciait tous les éléments de bon et de beau qui distinguent le véritable villageois russe… [Le poète] a acquis cette connaissance, non par ouï-dire ou par une étude extérieure, mais parce qu’il faisait partie de ce peuple par sa nature et sa position sociale. Il portait en lui tous les éléments de l’esprit russe, surtout cette force prodigieuse pour supporter le mal et jouir du bien, cette faculté… de rechercher dans le malheur même un certain enivrement large, audacieux et hautain ; au lieu de se laisser affaisser sous le poids du désespoir, en cas de chute, de savoir l’accepter avec une froide résignation, sans recourir à de fausses consolations et à des moyens de salut incompatibles avec ses antécédents » 5.
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises du « Faucheur », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Louis Leger.
« В края дальние
Пойдёт молодец —
Что вниз по Дону,
По набережью,
Хороши стоят
Там слободушки !
Степь раздольная
Далеко вокруг,
Широко лежит,
Ковылём-травой
Расстилается !…
Ах ты, степь моя,
Степь привольная,
Широко ты, степь,
Пораскинулась,
К морю Чёрному
Понадвинулась !
В гости я к тебе
Не один пришёл :
Я пришёл сам-друг
С косой вострою ;
Мне давно гулять
По траве степной
Вдоль и поперек
С ней хотелося… »
— Poème dans la langue originale
« Dans les pays lointains s’en ira le jeune gars. Là-bas vers le Don, sur la rive en aval s’élèvent de bons petits villages. La steppe profonde tout autour s’étend au loin et au large, et l’herbe la recouvre.
Ah ! ma steppe, ma steppe familière, au large ma steppe tu t’es déroulée, tu t’es allongée vers la mer Noire.
Je ne suis pas venu seul te trouver. Je suis venu en compagnie, avec ma faux aigüe. Depuis longtemps, je voulais avec elle errer dans l’herbe des steppes, en long et en large… »
— Poème dans la traduction de Leger
« Vers de lointains pays
On s’en ira bravement.
Là-bas sur le Don,
Sur la rive du fleuve,
Se trouvent de bons
Et beaux villages !
La libre steppe
De tous côtés au loin
S’étend sans limites,
Et sa stipe plumeuse
Se déroule jusqu’à l’horizon…
Ah ! ma chère steppe,
Ma steppe luxuriante !
Dans l’espace, ô steppe,
Tu as pris tes aises,
Jusqu’à la [mer] Noire
Tu t’es avancée !
En hôte vers toi
Je ne viens pas seul :
Nous venons à deux
Avec ma faux tranchante.
Depuis longtemps, une promenade
Dans l’herbe de la steppe
En long et en large,
Dans sa compagnie, me faisait envie… »
— Poème dans la traduction d’Emmanuel de Saint-Albin (dans « Les Poètes russes : anthologie et notices biographiques », XIXe siècle)
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- Traduction partielle de Louis Leger (1899) [Source : Google Livres]
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- Traduction partielle d’Ernest Combes (1896) ; autre copie [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Traduction partielle de Catulle Mendès (1893) [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Traduction partielle de Catulle Mendès (1893) ; autre copie [Source : Canadiana]
- Traduction partielle de Catulle Mendès (éd. électronique) [Source : Wikisource].