Sima Qian, « Les Mémoires historiques. Tome I. [Chapitres 1-4] »

éd. Librairie d’Amérique et d’Orient A. Maisonneuve, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, Paris

éd. Li­brai­rie d’Amérique et d’Orient A. Mai­son­neuve, coll. UNESCO d’œuvres re­pré­sen­ta­tives, Pa­ris

Il s’agit des « Mé­moires his­to­riques » (« Shi Ji »1) de Sima Qian2, illustre chro­ni­queur chi­nois (IIe-Ier siècle av. J.-C.) que ses com­pa­triotes placent au-des­sus de tous en di­sant qu’autant le so­leil l’emporte en éclat sur les autres astres, au­tant Sima Qian l’emporte en mé­rite sur les autres his­to­riens ; et que les mis­sion­naires eu­ro­péens sur­nomment l’« Hé­ro­dote de la Chine ». Fils d’un sa­vant et sa­vant lui-même, Sima Qian fut élevé par l’Empereur à la di­gnité de « grand scribe » (« tai shi »3) en 108 av. J.-C. Son père, qui avait été son pré­dé­ces­seur dans cet em­ploi, sem­blait l’avoir prévu ; car il avait fait voya­ger son fils dans tout l’Empire et lui avait laissé un im­mense hé­ri­tage en cartes et en ma­nus­crits. De plus, dès que Sima Qian prit pos­ses­sion de sa charge, la Bi­blio­thèque im­pé­riale lui fut ou­verte ; il alla s’y en­se­ve­lir. « De même qu’un homme qui porte une cu­vette sur la tête ne peut pas le­ver les yeux vers le ciel, de même je rom­pis toute re­la­tion… car jour et nuit je ne pen­sais qu’à em­ployer jusqu’au bout mes in­dignes ca­pa­ci­tés et j’appliquais tout mon cœur à m’acquitter de ma charge », dit-il4. Mais une dis­grâce qu’il s’attira en pre­nant la dé­fense d’un mal­heu­reux, ou plu­tôt un mot cri­tique sur le goût de l’Empereur pour la ma­gie5, le fit tom­ber en dis­grâce et le condamna à la cas­tra­tion. Sima Qian était si pauvre, qu’il ne fut pas en état de don­ner les deux cents onces d’argent pour se ré­di­mer du sup­plice in­fa­mant. Ce mal­heur, qui as­som­brit tout le reste de sa vie, ne fut pas sans exer­cer une pro­fonde in­fluence sur sa pen­sée. Non seule­ment Sima Qian n’avait pas pu se ra­che­ter, mais per­sonne n’avait osé prendre sa dé­fense. Aussi loue-t-il fort dans ses « Mé­moires his­to­riques » tous « ceux qui font peu de cas de leur propre vie pour al­ler au se­cours de l’homme de bien qui est en pé­ril »6. Il ap­prouve sou­vent aussi des hommes qui avaient été ca­lom­niés et mis au ban de la so­ciété. En­fin, n’est-ce pas l’amertume de son propre cœur, ai­gri par la dou­leur, qui s’exprime dans ce cri : « Quand Zhufu Yan7 [mar­chait sur] le che­min des hon­neurs, tous les hauts di­gni­taires l’exaltaient ; quand son re­nom fut abattu, et qu’il eut été mis à mort avec toute sa fa­mille, les of­fi­ciers par­lèrent à l’envi de ses dé­fauts ; c’est dé­plo­rable ! »8

Ce­pen­dant, si l’infortune ren­dit Sima Qian sombre et mi­san­thrope, elle ne fit pas de lui un pes­si­miste : « Le sage », dit-il9, « a peine à quit­ter le monde avant d’avoir rendu son nom cé­lèbre ». C’est cette der­nière croyance qui le rat­ta­cha lui-même à la vie. Au mo­ment où il se vit jeté en pri­son et condamné à une hu­mi­lia­tion su­prême, il au­rait pu échap­per à cette honte en re­non­çant vo­lon­tai­re­ment à l’existence ; il pré­féra la su­bir pour ter­mi­ner une œuvre ca­pable non seule­ment de lui as­su­rer une re­nom­mée im­pé­ris­sable, mais de ré­ta­blir la jus­tice, en dis­tri­buant à cha­cun le rang qui lui est dû. Il res­ti­tua la re­nom­mée de ceux qui s’étaient dis­tin­gués dans l’histoire par l’équité de leurs ac­tions ou par leur hé­roïsme ; il re­mit à l’honneur la sa­gesse ; il ren­dit évi­dents le vrai et le faux ; il dé­nonça les er­reurs et les tur­pi­tudes des puis­sants, fussent-ils ses contem­po­rains ; il fut l’avocat du bien dans une époque de des­po­tisme ab­solu. Grâce à ses « Mé­moires his­to­riques », des frag­ments in­es­ti­mables de la lit­té­ra­ture an­cienne de la Chine furent ar­ra­chés à l’oubli et aux at­teintes du temps. Sima Qian prit soin, en ef­fet, d’en ci­ter même les plus rares, c’est-à-dire ceux qui n’étaient pas ré­pan­dus dans le pu­blic et qui avaient ce­pen­dant une va­leur telle, qu’ils mé­ri­taient d’être conser­vés. « Il n’est guère pos­sible de s’enthousiasmer pour Sima Qian : col­lec­tion­neur pa­tient de vieux do­cu­ments, il nous étonne par son éru­di­tion plus qu’il ne nous sé­duit par son gé­nie. Mais son œuvre est de­ve­nue grande par la gran­deur de son su­jet ; elle par­ti­cipe de l’intérêt im­mor­tel qui est in­hé­rent à la jeu­nesse de la ci­vi­li­sa­tion en Ex­trême-Orient, et de­vient ainsi un mo­nu­ment pour l’éternité — “ktêma eis aei”10 », ex­plique Édouard Cha­vannes.

au­tant le so­leil l’emporte en éclat sur les autres astres, au­tant Sima Qian l’emporte en mé­rite sur les autres his­to­riens

Voici un pas­sage qui don­nera une idée de la ma­nière de Sima Qian : « La mère de Sié11, an­cêtre des Yn, s’appelait Kien-ti ; c’était une fille de la fa­mille prin­cière de Song ; elle était l’épouse en se­cond de l’Empereur K’ou ; elle et deux autres per­sonnes al­lèrent se bai­gner ; elles virent un oi­seau de cou­leur sombre qui laissa tom­ber un œuf ; Kien-ti le re­cueillit et l’avala ; c’est à la suite de cela qu’elle de­vint en­ceinte, puis en­fanta Sié. Quand Sié fut de­venu grand… l’Empereur Choen lui conféra la pos­ses­sion du pays de Chang… Sa gloire et ses tra­vaux se ma­ni­fes­tèrent dans les cent fa­milles, et c’est pour­quoi les cent fa­milles furent en paix »12.

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  1. En chi­nois « 史記 ». Au­tre­fois trans­crit « Che Ki », « Se-ki », « Sée-ki », « Ssé-ki », « Schi Ki », « Shi Ki » ou « Shih Chi ». Haut
  2. En chi­nois 司馬遷. Au­tre­fois trans­crit Sy-ma Ts’ien, Sé­mat­siene, Ssé­mat­sien, Se-ma Ts’ien, Sze-ma Csien, Sz’ma Ts’ien, Sze-ma Ts’ien, Sseû-ma Ts’ien, Sse-ma-thsien, Ssé ma Tsian ou Ssu-ma Ch’ien. Haut
  3. En chi­nois 太史. Au­tre­fois trans­crit « t’ai che ». Haut
  4. « Lettre à Ren An » (« 報任安書 »). Haut
  5. Sima Qian avait cri­ti­qué tous les im­pos­teurs qui jouis­saient d’un grand cré­dit à la Cour grâce aux fables qu’ils dé­bi­taient : tels étaient un ma­gi­cien qui pré­ten­dait mon­trer les em­preintes lais­sées par les pieds gi­gan­tesques d’êtres sur­na­tu­rels ; un de­vin qui par­lait au nom de la prin­cesse des es­prits, et en qui l’Empereur avait tant de confiance qu’il s’attablait seul avec lui ; un char­la­tan qui pro­met­tait l’immortalité ; etc. Haut
  6. ch. CXXIV. Haut
  1. En chi­nois 主父偃. Au­tre­fois trans­crit Tchou-fou Yen ou Chu-fu Yen. L’Empereur Wu avait nommé, au­près de chaque roi, des conseillers qui étaient en réa­lité des rap­por­teurs. Leur tâche était sou­vent pé­rilleuse : le conseiller Zhufu Yan fut mis à mort avec toute sa fa­mille à cause des faits qu’il avait rap­por­tés. Haut
  2. ch. CXII. Haut
  3. ch. LXI. Haut
  4. En grec « κτῆμα εἰς ἀεί ». Ré­fé­rence à Thu­cy­dide, « His­toire », liv. I, ch. XXII : « Cet ou­vrage est com­posé pour être “un im­pé­ris­sable bien” plu­tôt qu’une œuvre agréable un mo­ment à l’oreille ». Haut
  5. En chi­nois . Ce Sié ou Xie fut l’ancêtre de la se­conde dy­nas­tie chi­noise (de l’an 1765 à l’an 1122 av. J.-C.). Cette dy­nas­tie s’appela d’abord Chang ou Shang (), du nom de la terre qui fut don­née à Sié ; elle prit en­suite le nom de Yn ou Yin (). Haut
  6. p. 173-174. Haut