Joubert, «Essais (1779-1821)»

éd. A. G. Nizet, Paris

éd. A. G. Ni­zet, Pa­ris

Il s’agit de Jo­seph Jou­bert, un des plus grands sty­listes fran­çais (XVIIIe-XIXe siècle). Cet homme sin­gu­lier ne pu­blia rien de son vi­vant, tant il te­nait peu à la gloire, et ne fit rien d’autre, lit­té­ra­le­ment par­lant, pen­dant toute sa vie, que de tra­vailler à ses «Pen­sées», écri­vant, ra­tu­rant, ajou­tant, re­tran­chant et n’en fi­nis­sant ja­mais. À sa mort en 1824, il lais­sait der­rière lui deux cent cinq car­nets, com­plé­tés par soixante liasses de pa­piers où se mê­laient, dans une grande confu­sion, des notes, des bribes d’essais, des brouillons de lettres. Ce n’est que bien des an­nées plus tard que Jean-Bap­tiste-Mi­chel Du­chesne, ne­veu de Jou­bert, en fit un mince re­cueil, qu’il re­mit à l’illustre Cha­teau­briand, le­quel se char­gea de le pré­fa­cer et d’y mettre un peu d’ordre. Du­chesne fit donc seul le choix de cette pre­mière édi­tion des «Pen­sées», écar­tant celles qui étaient dif­fi­ci­le­ment dé­chif­frables, re­tou­chant celles qui lui sem­blaient trop longues ou trop courtes. Bien qu’ami des lettres, il n’avait pas un es­prit as­sez exercé pour que ce choix fût sa­tis­fai­sant, et il est dom­mage que sur la re­com­man­da­tion du nom de Cha­teau­briand on se soit ha­bi­tué, pen­dant long­temps, à ju­ger Jou­bert sur une édi­tion qui, étant in­com­plète et fau­tive, ne le montre pas dans toute sa splen­deur lit­té­raire et phi­lo­so­phique. Mais qui est donc Jou­bert? Quel est cet in­connu, cet ano­nyme, cet in­édit qui s’était fait de la per­fec­tion une cer­taine idée qui l’empêchait de rien ache­ver? Voici com­ment Sainte-Beuve ré­pond à cette ques­tion : «Ce fut un de ces heu­reux es­prits qui passent leur vie à pen­ser; à conver­ser avec leurs amis; à son­ger dans la so­li­tude; à mé­di­ter quelque grand ou­vrage qu’ils n’accompliront ja­mais, et qui ne nous ar­rive qu’en frag­ments». Sur l’un de ses car­nets, Jou­bert écri­vait 1 : «Je suis comme Mon­taigne im­propre au dis­cours continu». On peut y lire un aveu d’impuissance; on peut y lire aussi la marque d’une es­thé­tique chez cet homme qui se di­sait avare «de [son] encre» 2, et qui ne vou­lait «[se] don­ner la peine d’exprimer, avec soin, que des choses dignes d’être écrites sur de la soie ou sur l’airain» 3. Pen­sant pour la seule vo­lupté de pen­ser, pen­sant pa­tiem­ment, il at­ten­dait, pour cou­cher un mot, que la goutte d’encre qui de­vait tom­ber de sa plume se chan­geât en «goutte de lu­mière» 4, «tour­menté» qu’il était «par la mau­dite am­bi­tion de mettre tou­jours tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot» 5.

«un des mo­nu­ments les plus du­rables de l’esprit fran­çais»

«Quelque ex­ces­sive que puisse pa­raître une sem­blable af­fir­ma­tion pour ceux qui ne connaissent pas l’œuvre de [Jou­bert], nous n’hésitons pas à croire que les “Pen­sées” et la “Cor­res­pon­dance” de­meu­re­ront comme un des mo­nu­ments les plus du­rables de l’esprit fran­çais. Le mo­ra­liste vi­vra, car il est com­pa­rable aux plus grands; le phi­lo­sophe vi­vra lui aussi, car ses spé­cu­la­tions ont fran­chi “la zone des nuages pour se jouer dans la lu­mière” 6; le cri­tique d’art et le cri­tique lit­té­raire de­meu­re­ront aussi, car Jou­bert est un ad­mi­rable juge de l’essence du beau et des choses de l’esprit, peu d’hommes ayant pos­sédé un tem­pé­ra­ment d’esthéticien aussi re­mar­quable. Il res­tera sur­tout comme l’ami fi­dèle, le conso­la­teur inef­fable des âmes souf­frantes et des cœurs las­sés; car il n’est pas d’amertumes, pas d’angoisses, pas de cha­grins, pas de tor­tures mo­rales qui ne s’évanouissent — fan­tômes cruels — au contact de sa sé­ré­nité, de sa bonté, de son es­poir su­blime et ra­dieux : tels les brouillards de la nuit se dis­sipent sous les rayons du so­leil le­vant», dit très bien Jean-Paul Cla­rens.

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style des «Es­sais» : «Quelques-uns ont dit : “La vie hu­maine est une toile noire où se mêlent quelques fils blancs”. D’autres ont dit : “C’est une toile blanche où se mêlent quelques fils noirs”. Dans les nou­veaux ro­mans (je ne parle que des cé­lèbres), la vie hu­maine est une toile rouge et noire 7. Tous les fils en font peur. Le mal y est pur et sans mé­lange d’aucun bien» 8.

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  1. «Car­nets. Tome II», p. 240. Haut
  2. «Cor­res­pon­dance. Tome I», p. 101. Haut
  3. id. Haut
  4. «Car­nets. Tome I», p. 662. Haut
  1. «Car­nets. Tome II», p. 485. Haut
  2. Al­lu­sion aux pas­sages sui­vants de Jou­bert : «Pour ar­ri­ver aux ré­gions de la lu­mière, il faut pas­ser par les nuages» («Car­nets. Tome II», p. 112) et «La sa­gesse est le re­pos dans la lu­mière… Heu­reux ceux où ce so­leil luit et que leur bon­heur même ex­cite à se jouer dans ses rayons» («Car­nets. Tome II», p. 600-601). Haut
  3. Je soup­çonne ce pas­sage d’avoir fourni à Sten­dhal le titre de son fa­meux «Le Rouge et le Noir». Haut
  4. p. 209. Haut