«Tombent, tombent les gouttes d’argent : chants du peuple aïnou»

éd. Gallimard, coll. L’Aube des peuples, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. L’Aube des peuples, Pa­ris

Il s’agit de chants tra­di­tion­nels des Aï­nous 1. À l’instar des Amé­rin­diens, ce qui reste aujourd’hui du peuple aï­nou, au­tre­fois si re­mar­quable et si épris de li­berté, est ex­clu­si­ve­ment et mi­sé­ra­ble­ment can­tonné dans les ré­serves de l’île de Hok­kaidô; il est en voie d’extinction, aban­donné à un sort peu en­viable, qu’il ne mé­rite pas. Avant l’établissement des Ja­po­nais, le ter­ri­toire aï­nou s’étendait de la grande île de Hok­kaidô, ap­pe­lée Ezo, jusqu’aux deux pro­lon­ge­ments de cette île, se dé­ployant l’un vers le Nord-Ouest, l’autre vers le Nord-Est : l’île de Sa­kha­line, ap­pe­lée Kita-Ezo 2Ezo du Nord»); et le cha­pe­let des Kou­riles, ap­pelé Oku-Ezo 3Ezo des confins»), égrené jusqu’à la pointe du Kamt­chatka. Ce n’est qu’au dé­but du XVIIe siècle que le Ja­pon in­ves­tit un daï­mio à Mat­su­mae, mais ce­lui-ci se conten­tait en quelque sorte de mon­ter la garde contre les Aï­nous. Il n’avait au­cune idée sé­rieuse du ter­ri­toire de ces «hommes poi­lus» («ke­bito» 4), dont il igno­rait tout ou à peu près tout, et où il in­ter­di­sait à ses su­jets de s’avancer trop loin, comme en té­moigne le père de An­ge­lis. Terres par­fai­te­ment né­gli­geables et né­gli­gées, ces îles furent éga­le­ment la seule par­tie du globe qui échappa à l’activité in­fa­ti­gable du ca­pi­taine Cook. Et à ce titre, elles pro­vo­quèrent la cu­rio­sité de La Pé­rouse, qui, de­puis son dé­part de France, brû­lait d’impatience d’être le pre­mier à y avoir abordé. En 1787, les fré­gates sous son com­man­de­ment mouillèrent de­vant Sa­kha­line, et les Fran­çais, des­cen­dus à terre, en­trèrent en contact avec «une race d’hommes dif­fé­rente de celle des Ja­po­nais, des Chi­nois, des Kamt­cha­dales et des Tar­tares dont ils ne sont sé­pa­rés que par un ca­nal» 5. C’étaient les Aï­nous. Quoique n’ayant ja­mais abordé aux Kou­riles, La Pé­rouse éta­blit avec cer­ti­tude, d’après la re­la­tion de Kra­ché­nin­ni­kov et l’identité du vo­ca­bu­laire com­posé par ce Russe avec ce­lui qu’il re­cueillit sur place, que les ha­bi­tants des Kou­riles, ceux de Sa­kha­line et ceux de Hok­kaidô avaient «une ori­gine com­mune». Leurs ma­nières douces et graves et leur in­tel­li­gence éten­due firent im­pres­sion sur La Pé­rouse, qui les com­para à celles des Eu­ro­péens les mieux ins­truits : «Nous par­vînmes à leur faire com­prendre que nous dé­si­rions qu’ils fi­gu­rassent la forme de leur pays et de ce­lui des Mand­chous. Alors, un des vieillards se leva, et avec le bout de sa pique, il fi­gura la côte de Tar­ta­rie à l’Ouest, cou­rant à peu près [du] Nord [au] Sud. À l’Est, vis-à-vis et dans la même di­rec­tion, il fi­gura… son propre pays; il avait laissé entre la Tar­ta­rie et son île un dé­troit, et se tour­nant vers nos vais­seaux qu’on aper­ce­vait du ri­vage, il mar­qua, par un trait, qu’on pou­vait y pas­ser… Sa sa­ga­cité pour de­vi­ner toutes nos ques­tions était ex­trême, mais moindre en­core que celle d’un se­cond in­su­laire, âgé à peu près de trente ans, qui, voyant que les fi­gures tra­cées sur le sable s’effaçaient, prit un de nos crayons avec du pa­pier. Il y fi­gura son île [et traça], par des traits, le nombre de jour­nées de pi­rogue né­ces­saire pour se rendre du lieu où nous étions [jusqu’à] l’embouchure du Sé­ga­lien 6» 7.

«frères du vent qui passe dans les feuillages d’été, du fra­cas des tor­rents au prin­temps, du gron­de­ment des ava­lanches en hi­ver»

Les Aï­nous n’ont pas as­sez mar­qué dans l’histoire. Ne pos­sé­dant pas d’écriture, ils n’ont lé­gué et trans­mis que des tra­di­tions orales, des sou­ve­nirs de grands-pa­rents, qui re­viennent par un grand ef­fort de la mé­moire, mais vagues, flous et éva­nes­cents comme des fan­tômes. «À part quelques vieillards», dit M. It­su­hiko Ku­bo­dera 8, «les Aï­nous n’emploient plus leur langue. Ils parlent ja­po­nais; et ainsi, la culture aï­nou propre sera ou­bliée dans un ave­nir pro­chain, peut-être moins d’un demi-siècle». Tout comme a dis­paru le vieux nom d’Ezo, avec les Aï­nous dis­pa­raî­tront aussi les fo­rêts sau­vages, les ri­vières peu­plées de dieux «ka­muy» 9 (pen­dants des «kami» ja­po­nais), les épo­pées où sont ra­con­tés les ex­ploits di­vins («ka­muy-yu­kar»), les chants met­tant en scène les an­cêtres aï­nous («ainu-yu­kar»), les contes en prose («uwe­pe­ker») et, en­fin, le culte rendu à une na­ture va­gue­ment per­son­ni­fiée : le Feu, la Mer, la Ca­bane, l’Ourson élevé au vil­lage avec un soin in­fini. «Les “ka­muy”, dieux des Aï­nous, se ré­vèlent — comme les Aï­nous du reste — simples, im­pul­sifs, aven­tu­reux, tan­tôt far­ceurs, tan­tôt fé­roces, mais ra­pides à par­don­ner et, en tout cas, com­plè­te­ment ir­ra­tion­nels : frères du vent qui passe dans les feuillages d’été, du fra­cas des tor­rents au prin­temps, du gron­de­ment des ava­lanches en hi­ver… Com­mu­nion my­thique avec l’invisible, théo­pha­gie syl­vestre et bar­bare,… pri­mi­tives in­tui­tions ayant pour centre l’idée du “ra­mat” : l’esprit, l’intimité se­crète, le cœur de l’homme et des choses», ex­plique M. Fosco Ma­raini 10.

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style des chants tra­di­tion­nels :
«J’ai songé à lui jouer un tour
et me suis as­sise sur le pas de la porte
je me suis écriée
“Tô­roro han­rok han­rok!”
 11

Alors, le jeune homme
a levé la main qui te­nait le cou­teau
il m’a vu et a souri dou­ce­ment
Comme il m’a dit
“Est-ce ton chant?
Est-ce ton chant de joie?
j’aimerais en en­tendre plus”
je me suis ré­jouie et me suis écriée
“Tô­roro han­rok han­rok!”
» 12

Téléchargez ces enregistrements sonores au format M4A

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. On ren­contre aussi les gra­phies Aï­nos et Ainu. Ce terme si­gni­fie «être hu­main» dans la langue du même nom. Haut
  2. En ja­po­nais 北蝦夷. Haut
  3. En ja­po­nais 奥蝦夷. Par­fois trans­crit Oku-Yezo, Oko-Ieso ou Okou-Yesso. Haut
  4. En ja­po­nais 毛人. Haut
  5. «Le Voyage de La­pé­rouse (1785-1788). Tome II», p. 387. Haut
  6. L’actuel fleuve Amour. Haut
  1. id. p. 325. Haut
  2. Dans Naert, «La Si­tua­tion lin­guis­tique de l’aïnou». Haut
  3. Au­tre­fois trans­crit «ka­moui» ou «ka­mui». Haut
  4. «Ti­bet se­cret, “Se­greto Ti­bet”; tra­duc­tion de Ju­liette Ber­trand» (éd. B. Ar­thaud, coll. Ex­plo­ra­tion, Pa­ris). Haut
  5. Imi­ta­tion du coas­se­ment de la gre­nouille. Haut
  6. p. 91. Haut