comte de Platen, « Églogues et Idylles • L’Élégie “Au théâtre de Taormina” »

éd. La Différence, coll. Le Fleuve et l’Écho, Paris

éd. La Dif­fé­rence, coll. Le Fleuve et l’Écho, Pa­ris

Il s’agit des « Églogues et Idylles » (« Ek­lo­gen und Idyl­len ») et « L’Élégie “Au théâtre de Taor­mina” » (« Die Ele­gie “Im Thea­ter von Taor­mina” ») du comte Au­gust von Pla­ten, dit Au­guste de Pla­ten, poète al­le­mand (XIXe siècle). Il ap­par­te­nait à une fa­mille noble et fut des­tiné, se­lon un usage ré­pandu dans les pays ger­ma­niques, à l’état mi­li­taire. Mais une iro­nie du des­tin sem­bla prendre plai­sir à lui en­le­ver toute oc­ca­sion de briller sur un champ de ba­taille. Car le jour où il de­vint of­fi­cier dans l’armée, le 31 mars 1814, fut le jour même où les Al­liés met­taient fin à leur pre­mière cam­pagne de France. Et quand, lors de la deuxième, la di­vi­sion ba­va­roise dont il fai­sait par­tie passa le Rhin à Mann­heim, le 13 juin 1815, elle se trouva bien trop loin de Wa­ter­loo pour prendre part au moindre com­bat. Aussi, notre sol­dat ren­tra en Al­le­magne en n’ayant ac­com­pli, se­lon ses mots, qu’une « ac­tion pa­ci­fique »1 en cette guerre. L’amour d’une Fran­çaise émi­grée à Mu­nich, la jo­lie mar­quise Eu­phra­sie de Bois­sé­son, sem­bla dé­sor­mais poindre en son cœur. Voici à quelle oc­ca­sion il avait fait sa ren­contre : « À la suite de la vic­toire rem­por­tée sur la France, il y eut ce ma­tin un “Te Deum” à la cha­pelle royale où j’étais de ser­vice. La joie me fut don­née d’y ren­con­trer la jeune mar­quise de B. qui est cer­tai­ne­ment la plus jo­lie jeune fille à la Cour »2. Mais cet amour fé­mi­nin, le seul, pa­raît-il, de sa vie, fut vite dis­sipé. Confiné dans une fierté al­tière, un fa­rouche iso­le­ment, il mon­tra de plus en plus de mé­pris pour les temps où il vi­vait et les goûts do­mi­nants de sa na­tion, qui n’offraient à ses yeux que pla­ti­tude et bas­sesse. Voué au seul ser­vice de la beauté an­tique, « im­muable et tou­jours es­sen­tielle » (« un­wan­del­bar und stets be­deut­sam »), il par­tit pour le sol sa­cré de l’Italie, qu’il ap­pela sa vé­ri­table pa­trie, et dont il s’institua le grand prêtre. Ses poèmes en mètres « an­ti­qui­sants » al­le­mands, où il chanta tan­tôt les dé­cep­tions hu­maines, tan­tôt les ruines ma­jes­tueuses de Rome, tan­tôt Ve­nise et le « sou­pir éter­nel » qui sort des « pa­lais où trô­naient ja­dis la joie et l’allégresse »3, sont les fleurs les plus pré­cieuses de sa cou­ronne ly­rique. La dé­ca­dence pré­sente, la gloire dé­chue des ci­tés ita­liennes, ne je­tant plus que l’ombre de leurs an­ciens jours, se voit dé­plo­rée par lui avec une so­briété et une vé­rité de co­lo­ris qui font par­ta­ger au lec­teur l’émotion de l’écrivain. « Au­cun poète », dit le comte Adolphe de Cir­court, « n’a senti plus pro­fon­dé­ment que Pla­ten, n’a ex­primé avec plus de vé­rité, cette émo­tion gé­né­reuse que l’aspect d’une grande ruine, la dis­so­lu­tion d’une an­tique puis­sance fait éprou­ver aux âmes ca­pables de sym­pa­thie pour ce que la Terre voit pas­ser d’élevé. » « Je n’ai pu moins faire que de re­con­naître la ri­chesse de son ta­lent », nuance Gœthe4, « mais il lui manque l’amour. Ja­mais il n’exercera toute l’action qu’il au­rait dû. »

Ve­nise et le « sou­pir éter­nel » qui sort des « pa­lais où trô­naient ja­dis la joie et l’allégresse »

Une mort pré­ma­tu­rée, le 5 dé­cembre 1835, à Sy­ra­cuse, ne per­mit pas au comte de Pla­ten de don­ner toute la me­sure de ses hautes fa­cul­tés mû­ries par la ré­flexion et les lec­tures éru­dites. « Il est in­humé », dit M. Ri­chard Millet, « dans les jar­dins d’un ba­ron si­ci­lien qui avait re­cueilli ce poète pré­ma­tu­ré­ment vieilli, quasi dé­chu, au terme d’une longue souf­france… ac­com­plis­sant en quelque sorte ce qu’il an­non­çait à un ami5 en 1826 à pro­pos de l’Italie, et al­lant à l’extrémité de son voyage spi­ri­tuel dans ce pays : “C’est là que je compte fi­nir mes jours, dussé-je même me traî­ner de ville en ville sur le bâ­ton du men­diant. Là seule­ment, je l’espère, j’atteindrai le com­plé­ment de mon art, si cette pa­role n’est pas une té­mé­rité”. » Son culte exi­geant de la forme se re­trou­vera dans l’esthétique « fin de siècle » de Tho­mas Mann qui, re­pre­nant la vie et l’œuvre du comte de Pla­ten, en fera le su­jet de « La Mort à Ve­nise ».

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises des « Églogues et Idylles », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de MM. Do­mi­nique Le Bu­han et Eryck de Ru­bercy.

« Ca­pri siehst du von fern in dem ru­hi­gen Wel­len­spiel ?
Schiffe kom­men und gehn, es erk­let­tern den höchs­ten Mast
Flugs Ma­tro­sen, es la­det die Barke dich ein zur Fahrt.
Den Erzäh­ler in­des­sen um­wim­melt es, Jung und Alt,
Ste­hend, sit­zend, zur Erde ge­la­gert und übers Knie
Beide Hände ge­fal­tet, in hor­chen­der Wiß­be­gier :
Ro­land singt er, er singt das ge­fa­belte Schwert Ri­nalds ;
Oft durch Glos­sen erklärt er die schwie­ri­gen Stan­zen, oft
Un­ter­bre­chen die Hö­rer mit mu­ti­gem Ruf den Mann.
Au­fers­teh, o Ho­mer ! Wenn im Nor­den viel­leicht man dich
Kalt weg­wiese von Türe zu Tür, o so fändst du hier
Ein halb­grie­chisches Volk und ein grie­chisches Fir­ma­ment ! »
— Églogue dans la langue ori­gi­nale

« Ne vois-tu Ca­pri au loin dans le jeu calme des vagues ?
Les na­vires vont et viennent, et au plus haut des mâts
Grimpent des ma­te­lots, la barque t’invitant au voyage.
Ce fai­sant, au­tour du ré­ci­ta­teur se pressent jeunes et vieux,
De­bout, as­sis ou al­lon­gés par terre, avec sur leurs ge­noux
Les mains jointes, leur cu­rio­sité at­ten­tive à l’écoute :
C’est Ro­land qu’il chante, c’est l’épée fa­bu­leuse de Re­naud6 ;
Et sou­vent, il en éclaire par des gloses les stances obs­cures,
Sou­vent aussi, les au­di­teurs l’interrompent de leurs cla­meurs.
Oh ! res­sus­cite, Ho­mère ! Si sans doute dans le Nord froi­de­ment
On te ren­ver­rait de porte en porte, ici, oh ! tu trou­ve­rais
Un peuple à demi grec vi­vant sous un fir­ma­ment grec ! »
— Églogue dans la tra­duc­tion de MM. Le Bu­han et Ru­bercy

« Vois-tu Ca­pri se mi­rer au loin dans le tran­quille mi­roir des flots ? Les na­vires vont et viennent : en quelques bonds, les vifs ma­te­lots s’élancent au plus haut des mâts ; la barque lé­gère t’invite à ve­nir te ber­cer sur le sein des vagues har­mo­nieuses. Ce­pen­dant, au­tour du conteur se pressent jeunes et vieux, les uns de­bout, les autres as­sis, d’autres en­core éten­dus par terre et les deux mains jointes sur les ge­noux, dans l’attitude de la cu­rio­sité at­ten­tive ; le conteur chante Ro­land, il chante l’épée fa­bu­leuse de Ri­nald ; sou­vent, il éclaire par ses gloses les stances obs­cures ; sou­vent aussi, les au­di­teurs l’interrompent de leurs ex­cla­ma­tions pas­sion­nées. Sors de ta tombe, ô Ho­mère ! Peut-être que le Nord te chas­se­rait froi­de­ment de porte en porte, mais, à coup sûr, tu trou­ve­rais ici un peuple à moi­tié grec et un ciel de Grèce ! »
— Églogue dans la tra­duc­tion de Ni­co­las Mar­tin (« Le Comte de Pla­ten » dans « Les Poètes contem­po­rains de l’Allemagne », XIXe siècle)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. « Jour­naux », p. 172. Haut
  2. id. p. 72. Haut
  3. « Son­nets d’amour et Son­nets vé­ni­tiens », p. 147. Haut
  1. « Conver­sa­tions avec Gœthe dans les der­nières an­nées de sa vie ; trad. par Jean Chu­ze­ville. Tome I », p. 170. Haut
  2. Dans une lettre qu’il écri­vit à Gus­tave Schwab. Haut
  3. Al­lu­sion à « Ro­land fu­rieux », poème hé­roïque de l’Arioste. Haut