Chômin, « La Source des droits, “Kenri no minamoto” (1882) »

dans « Cent Ans de pensée au Japon. Tome II » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 33-37

dans « Cent Ans de pen­sée au Ja­pon. Tome II » (éd. Ph. Pic­quier, Arles), p. 33-37

Il s’agit de « La Source des droits » (« Kenri no mi­na­moto »1) de Na­kae Chô­min2, in­tel­lec­tuel ja­po­nais, chef de file des études fran­çaises sous l’ère Meiji (XIXe siècle), sur­nommé « le Rous­seau de l’Orient »3. Il per­dit son père, sa­mou­raï du plus bas rang, à l’âge de quinze ans. En­voyé à Na­ga­saki, il y fit la ren­contre des pères Louis Fu­ret et Ber­nard Pe­tit­jean, ve­nus dis­pen­ser dans cette ville por­tuaire un en­sei­gne­ment éton­nam­ment large, al­lant de la gram­maire fran­çaise à l’artillerie na­vale. At­tiré par les idées de la Ré­vo­lu­tion, cette « grande œuvre in­ouïe dans l’Histoire qui fit briller avec éclat les causes de la li­berté et de l’égalité, et qui… réus­sit, pour la pre­mière fois, à fon­der la po­li­tique sur les prin­cipes de la phi­lo­so­phie »4, Chô­min de­vint leur élève pen­dant deux ans. C’est sans doute sur les re­com­man­da­tions des saints pères qu’il par­tit pour Yo­ko­hama ser­vir d’interprète à l’ambassadeur de France, Léon Roches, avant de pour­suivre ses études à Tô­kyô, à Pa­ris et à Lyon. À son re­tour au Ja­pon, en 1874, il fut chargé de ré­su­mer des textes sur les ins­ti­tu­tions ju­ri­diques et po­li­tiques de la France, à l’heure où le jeune gou­ver­ne­ment ja­po­nais hé­si­tait sur le mo­dèle à suivre. Pa­ral­lè­le­ment à ce tra­vail of­fi­ciel, il tra­dui­sit pour le grand pu­blic le « Contrat so­cial » de Rous­seau, dont il fit même deux ver­sions : l’une ré­di­gée en ja­po­nais cou­rant et des­ti­née à être pas­sée de main en main, et l’autre en chi­nois clas­sique, langue des let­trés. Le « Re­non­cer à sa li­berté, c’est re­non­cer à sa qua­lité d’homme… » de Rous­seau de­vint le leit­mo­tiv d’un jour­nal inau­guré en 1881, qui al­lait avoir une au­dience ex­trê­me­ment im­por­tante au­près des an­ciens sa­mou­raïs : « Le Jour­nal de la li­berté en Orient » (« Tôyô jiyû shim­bun »5). Le fu­tur pre­mier mi­nistre, Saionji Kin­mo­chi, en était le fon­da­teur, et Chô­min — le ré­dac­teur en chef. L’amitié des deux hommes re­mon­tait à leur sé­jour à Pa­ris. Le jour­nal s’ouvrait par un ar­ticle re­mar­quable, où Chô­min com­pa­rait le ci­toyen non libre « au bon­saï ou à la fleur éle­vée sous serre qui perd son par­fum et sa cou­leur na­tu­relle, et ne peut ar­ri­ver à dé­ve­lop­per plei­ne­ment toute la ri­chesse de son feuillage » ; tan­dis que le ci­toyen libre, pa­reil à une fleur des champs, « em­baume de tout son par­fum et prend une cou­leur d’un vert sombre et pro­fond ». Un mois après, la condam­na­tion à des peines de pri­son de plu­sieurs jour­na­listes ac­cula le jour­nal à ces­ser sa pa­ru­tion ; mais Chô­min ne lâ­cha ja­mais le pin­ceau du com­bat.

C’est qu’il se sen­tait res­pon­sable, lui, l’intellectuel, des droits et li­ber­tés du peuple. Sans al­ler jusqu’à de­ve­nir homme d’État, comme Kin­mo­chi, il se donna pour mis­sion, à tra­vers son œuvre, « de for­mer les jeunes, de ve­nir en aide aux plus pauvres, de dif­fu­ser “la vé­rité” (“shinri”6) ». Et il ajoute : « Les temps ac­tuels ne sont pas les temps an­ciens. Si on veut dif­fu­ser la vé­rité et éclai­rer l’ensemble du peuple, nous n’avons d’autre choix que nous tour­ner vers les clas­siques eu­ro­péens… Mais… si on veut que le cœur hu­main s’en im­prègne ra­pi­de­ment, le seul moyen pos­sible est de les tra­duire en ja­po­nais, ou d’en ex­traire le sens [pour] écrire un nou­vel ou­vrage »7. C’est pré­ci­sé­ment ce qu’il fit en tra­dui­sant Rous­seau, mais éga­le­ment les his­to­riens du ré­pu­bli­ca­nisme ; puis, en écri­vant de nou­veaux ou­vrages. Son prin­ci­pal, « Dia­logues po­li­tiques entre trois ivrognes », est une fic­tion met­tant en scène trois per­son­nages : le « Gent­le­man oc­ci­den­ta­lisé » qui ré­clame l’instauration im­mé­diate d’une ré­pu­blique dé­mo­cra­tique à la fran­çaise ; le « Vaillant guer­rier » — le na­tio­na­liste — qui nour­rit des vues im­pé­ria­listes sur le conti­nent asia­tique ; et en­fin le « pro­fes­seur Nan­kai » — le mo­déré — qui vise à conci­lier ses in­ter­lo­cu­teurs en pro­po­sant une mo­der­ni­sa­tion pro­gres­sive. Chô­min mou­rut avant d’avoir connu la voie em­prun­tée fi­na­le­ment par le Ja­pon. Un can­cer in­cu­rable en­leva en l’espace d’« Un An et demi » (titre de son tes­ta­ment phi­lo­so­phique) cet homme rare qui, pour avoir vécu deux vies dans un seul corps — une vie ja­po­naise et une autre oc­ci­den­tale —, y consuma dou­ble­ment ses forces phy­siques.

il se sen­tait res­pon­sable, lui, l’intellectuel, des droits et li­ber­tés du peuple

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de « La Source des droits » : « Dans l’Antiquité, les gens étaient épa­nouis et res­pi­raient le bon­heur : ils sa­vaient ré­col­ter sim­ple­ment les graines de leurs champs et boire à l’eau des puits. Per­sonne ne pen­sait à s’occuper de la na­tion : ils étaient pa­reils à de jeunes en­fants qui ne savent rien. Mais, comme il est im­pos­sible de re­ve­nir à cet état an­cien de l’humanité, la ques­tion des droits du peuple n’en fi­nira ja­mais de se po­ser »8.

Téléchargez ces enregistrements sonores au format M4A

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En ja­po­nais « 権利の源 ». Haut
  2. En ja­po­nais 中江兆民. De son vrai nom Na­kae To­ku­suke, pour le­quel on trouve deux gra­phies : 篤助 et 篤介. Haut
  3. En ja­po­nais 東洋のルソー. Haut
  4. Dans Shi­nya Ida, « La Ré­vo­lu­tion fran­çaise vue par Na­kaé Chô­min ». Haut
  1. En ja­po­nais « 東洋自由新聞 ». Haut
  2. En ja­po­nais 真理. Haut
  3. Dans Eddy Du­four­mont, « Rous­seau au Ja­pon ». Haut
  4. p. 26. Haut