Il s’agit d’« Idées sur la société » (« Shasetsu » 1) de Nakae Chômin 2, intellectuel japonais, chef de file des études françaises sous l’ère Meiji (XIXe siècle), surnommé « le Rousseau de l’Orient » 3. Il perdit son père, samouraï du plus bas rang, à l’âge de quinze ans. Envoyé à Nagasaki, il y fit la rencontre des pères Louis Furet et Bernard Petitjean, venus dispenser dans cette ville portuaire un enseignement étonnamment large, allant de la grammaire française à l’artillerie navale. Attiré par les idées de la Révolution, cette « grande œuvre inouïe dans l’Histoire qui fit briller avec éclat les causes de la liberté et de l’égalité, et qui… réussit, pour la première fois, à fonder la politique sur les principes de la philosophie » 4, Chômin devint leur élève pendant deux ans. C’est sans doute sur les recommandations des saints pères qu’il partit pour Yokohama servir d’interprète à l’ambassadeur de France, Léon Roches, avant de poursuivre ses études à Tôkyô, à Paris et à Lyon. À son retour au Japon, en 1874, il fut chargé de résumer des textes sur les institutions juridiques et politiques de la France, à l’heure où le jeune gouvernement japonais hésitait sur le modèle à suivre. Parallèlement à ce travail officiel, il traduisit pour le grand public le « Contrat social » de Rousseau, dont il fit même deux versions : l’une rédigée en japonais courant et destinée à être passée de main en main, et l’autre en chinois classique, langue des lettrés. Le « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme… » de Rousseau devint le leitmotiv d’un journal inauguré en 1881, qui allait avoir une audience extrêmement importante auprès des anciens samouraïs : « Le Journal de la liberté en Orient » (« Tôyô jiyû shimbun » 5). Le futur premier ministre, Saionji Kinmochi, en était le fondateur, et Chômin — le rédacteur en chef. L’amitié des deux hommes remontait à leur séjour à Paris. Le journal s’ouvrait par un article remarquable, où Chômin comparait le citoyen non libre « au bonsaï ou à la fleur élevée sous serre qui perd son parfum et sa couleur naturelle, et ne peut arriver à développer pleinement toute la richesse de son feuillage » ; tandis que le citoyen libre, pareil à une fleur des champs, « embaume de tout son parfum et prend une couleur d’un vert sombre et profond ». Un mois après, la condamnation à des peines de prison de plusieurs journalistes accula le journal à cesser sa parution ; mais Chômin ne lâcha jamais le pinceau du combat.
C’est qu’il se sentait responsable, lui, l’intellectuel, des droits et libertés du peuple. Sans aller jusqu’à devenir homme d’État, comme Kinmochi, il se donna pour mission, à travers son œuvre, « de former les jeunes, de venir en aide aux plus pauvres, de diffuser “la vérité” (“shinri” 6) ». Et il ajoute : « Les temps actuels ne sont pas les temps anciens. Si on veut diffuser la vérité et éclairer l’ensemble du peuple, nous n’avons d’autre choix que nous tourner vers les classiques européens… Mais… si on veut que le cœur humain s’en imprègne rapidement, le seul moyen possible est de les traduire en japonais, ou d’en extraire le sens [pour] écrire un nouvel ouvrage » 7. C’est précisément ce qu’il fit en traduisant Rousseau, mais également les historiens du républicanisme ; puis, en écrivant de nouveaux ouvrages. Son principal, « Dialogues politiques entre trois ivrognes », est une fiction mettant en scène trois personnages : le « Gentleman occidentalisé » qui réclame l’instauration immédiate d’une république démocratique à la française ; le « Vaillant guerrier » — le nationaliste — qui nourrit des vues impérialistes sur le continent asiatique ; et enfin le « professeur Nankai » — le modéré — qui vise à concilier ses interlocuteurs en proposant une modernisation progressive. Chômin mourut avant d’avoir connu la voie empruntée finalement par le Japon. Un cancer incurable enleva en l’espace d’« Un An et demi » (titre de son testament philosophique) cet homme rare qui, pour avoir vécu deux vies dans un seul corps — une vie japonaise et une autre occidentale —, y consuma doublement ses forces physiques.
il se sentait responsable, lui, l’intellectuel, des droits et libertés du peuple
Voici un passage qui donnera une idée du style d’« Idées sur la société » : « La liberté de pensée s’étend jusqu’à l’univers entier, franchit le passé et le présent, et ne connaît ni la moindre augmentation ni la moindre diminution. Elle ne peut néanmoins éviter de présenter de légères différences d’étendue suivant le degré de civilisation et l’intelligence des hommes. Quant à la liberté d’agir, elle souffre de variations énormes selon les rigueurs du climat, la richesse ou la pauvreté des sols, le degré de raffinement des mœurs. Ah, liberté de pensée et liberté d’agir, pourquoi faut-il que vous soyez toujours en décalage ? » 8
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- Nobutaka Miura évoquant Nakae Chômin [Source : Collège de France].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Eddy Dufourmont, « Rousseau au Japon : Nakae Chômin et le républicanisme français (1874-1890) » (éd. Presses universitaires de Bordeaux, coll. Histoire des pensées, Pessac)
- Shinya Ida, « La Révolution française vue par Nakaé Chômin » dans « La Révolution française et la Littérature : colloque international du bicentenaire, 13-14 octobre 1989 » (éd. Presses universitaires de Kyôto, Kyôto), p. 246-253
- Takeo Kuwabara, « Échos d’Orient au “Contrat social” » dans « Le Courrier de l’UNESCO », vol. 16, nº 3, p. 24-26 [Source : UNESCO].