Il s’agit de Bâbâ Tâhir 1, poète persan, dont la simplicité des sentiments et du vocabulaire fait le charme de ses quatrains. On sait peu de choses sur lui ; on ignore même le temps où il vécut (entre le Xe et XIIe siècle apr. J.-C. probablement). Il était un de ces derviches errants, ces fous de Dieu qui passent pour saints en Orient, et que pour cela, tout le monde révère et respecte. Le surnom de ‘Uryân 2 (« le Nu ») sous lequel il est désigné lui vient, disent certains, de ce qu’il se promenait sans vêtements dans les bazars et dans les rues ; mais il est tout aussi vraisemblable qu’il vivait dans le dénuement ou le renoncement, plutôt que dans la complète nudité : « Je suis le bohème mystique qu’on appelle “qalender” ; je n’ai ni feu ni lieu, nul point d’attache », dit-il. « Le jour, j’erre autour du monde, et la nuit, je m’endors une brique sous la tête… Il n’y a point dans l’univers de papillon aussi étourdi, de fou aussi étrange que moi. Les serpents et les fourmis ont tous une retraite, mais moi je n’ai pas même — infortuné ! — le mur d’une maison en ruines » 3. En tout cas, l’on constate que son mysticisme ne lui épargna ni les tourments de l’amour ni les angoisses causées par la pensée de la mort. Il est, d’ailleurs, un des premiers derviches à avoir décrit ses transports amoureux dans la langue persane : « Le colchique des montagnes ne dure qu’une semaine, ainsi que la violette des bords de la rivière ; je veux crier, de ville en ville, que la fidélité des belles aux joues rosées ne dure qu’une semaine… Mon cœur est plein de feu, mes yeux pleins de larmes ; ma vie n’est qu’un vase rempli de tristesses et d’ennuis. Eh bien ! si, après ma mort, tu viens à passer près de ma tombe, ton parfum me rendra la vie »
11ᵉ siècle
Khayyam, « Les “Rubâ’iyât” : les quatrains du célèbre poète, mathématicien et astronome persan »
Il s’agit des « Quatrains » (« Rubayat » 1) d’Omar Khayyam 2, mathématicien et astronome persan (XIe-XIIe siècle). À force de sonder les étoiles, il mesura combien la vie paraissait petite et dérisoire devant l’insondable indifférence de l’univers. Face à elle, Descartes se fera des systèmes qui l’apaiseront, et Pascal se blottira contre Dieu. Khayyam, dont le génie égalait celui de ces deux savants, consacra une bonne partie de son existence à la poésie. Il chanta le sort des hommes, plongés dans l’Empire désert du néant, et exalta les vertus du vin — seul fidèle ami dans l’épreuve. Véritables bréviaires du pessimisme, ses « Quatrains » circulèrent partout où la langue persane était comprise et admirée :
« Bois du vin. Déjà ton nom quitte ce monde
Quand le vin coule dans ton cœur, toute tristesse disparaît
Dénoue plutôt, boucle après boucle, la chevelure d’une idole
Et n’attends pas que, de tes os, les nœuds d’eux-mêmes se dénouent » 3.
Soufi en apparence, incrédule en réalité, mystique ivrogne mêlant le blasphème à l’hymne divin, masquant d’un sourire les sanglots d’angoisse qui l’étranglaient, Khayyam fut le plus sceptique parmi les libres penseurs de la Perse. Son esprit étonne et séduit par son audace : « Des critiques exercés ont tout de suite senti sous cette enveloppe singulière un frère de Gœthe ou de Henri Heine », dit Ernest Renan 4. « Certainement, ni Moténabbi ni même aucun de ces admirables poètes arabes antéislamiques, traduits avec le plus grand talent, ne répondraient si bien à notre esprit et à notre goût. Qu’un pareil livre [que les “Quatrains”] puisse circuler librement dans un pays musulman, c’est là pour nous un sujet de surprise ; car, sûrement, aucune littérature européenne ne peut citer un ouvrage où, non seulement la religion positive, mais toute croyance morale soit niée avec une ironie si fine et si amère » ; témoin ce quatrain que Khayyam improvisa un soir qu’un coup de vent renversa à terre son pot de vin imprudemment posé au bord de la terrasse :
« Tu as brisé ma cruche de vin, ô Seigneur !
Tu as claqué sur moi la porte de la joie, ô Seigneur !
Sur le sol, Tu as répandu mon vin grenat par maladresse
(Que ma bouche s’emplisse de terre ! 5) n’étais-Tu pas ivre, Seigneur ? »
- En persan « رباعیات ». Autrefois transcrit « Robaïat », « Rubaiat », « Robāïates », « Roubâ’yât », « Robaiyat », « Roba’yat », « Roubayyat », « Robáijját », « Roubaïyat » ou « Rubâi’yât ».
- En persan عمر خیام. Parfois transcrit Khayam, Khaïyâm, Káyyám, Hrayyâm, Chajjám, Hajjam, Haiām, Kheyyâm, Khèyam ou Kéyam.
- p. 76.
« Menoutchehri : poète persan du XIᵉ siècle de notre ère »
Il s’agit du Divan (Recueil de poésies) d’Abou-n-Nedjm Ahmed 1, plus connu sous le surnom de Menoutchehri 2. La raison de son surnom est qu’au début de sa carrière il composait des louanges en l’honneur de l’émir Menoutchehr. Cet émir mourut en l’an 1029 apr. J.-C. et Menoutchehri ajouta la lettre « i » pour indiquer le rapport grammatical entre sa personne et celle de l’objet de ses louanges. Plus tard, il fut remarqué par le sultan Mahmoud de Ghaznî et devint le poète favori de son fils et successeur Mas’oud. Ses poésies, qui appartiennent à l’aube de la littérature persane, n’offrent aucune trace de ce mysticisme des soufis qui va bientôt envahir tout l’Orient. Il est même à remarquer que Menoutchehri est exempt de toute teinte religieuse ou sectaire, et qu’il n’a été l’imitateur de personne : « En plusieurs points, il est original et n’a suivi… la trace de ses prédécesseurs en poésie, mais on trouve chez lui des reflets d’Abou-Nowâs. Bien que répétée plus d’une fois, l’allégorie sur la naissance du vin ne manque pas d’originalité. Une autre [poésie] sur la campagne du [Printemps] contre l’Hiver doit être signalée comme conçue avec un certain art, et la fin de cette pièce comme pleine d’élan et de brio », explique Albert de Biberstein Kazimirski 3. Mais le plus beau mérite de Menoutchehri, la plus belle conquête qu’on lui doit, c’est d’avoir inspiré à Omar Khayyam les vers fameux qui suivent :
« Quand je mourrai, lavez mon corps avec du vin
Pour prières, louez pour moi les coupes pleines
Au jour de la résurrection, si vous désirez me revoir
Tamisez la poussière du seuil de la taverne » 4
et qui font écho aux siens :
« Ô mes nobles amis, lorsque je mourrai, lavez mon corps du plus rouge vin.
Composez-en les aromates des pépins de raisin et faites mon suaire des feuilles de la vigne.
Creusez pour moi une tombe à l’ombre de la vigne, afin que la meilleure des places soit ma demeure.
Le jour où Dieu me portera au paradis, je demanderai à mon bienfaiteur un ruisseau plein de vin »
- En persan ابوالنجم احمد. Parfois transcrit Ab’onnajm Ahmad, Aboul Nedjm Ahmed, Abu al-Naim Ahmad, Abou’n-Nadjm Ahmad, Abunnajm Ahmad ou Abu-Najm Ahmad.
- En persan منوچهری. Parfois transcrit Menoutchehry, Manutschehri, Menuchehri, Menuçehrî, Manutchehri, Manoochehri, Manucheri, Manuchehri, Manučehri, Manouchehri, Manoutcheri, Manoutchehri, Minoutchehri, Minucheri, Minútchehri, Manūčihrī, Manuchihri ou Minūchihrī.
- p. 147.
- « Les “Rubâ’iyât” ; version française par Pierre Seghers », p. 42.
« L’Ami qui venait de l’an mil : Su Dongpo (1037-1101) »
Il s’agit d’une traduction partielle des poèmes de Su Shi 1, plus connu sous le sobriquet de Su Dongpo 2 (« Su de la Pente de l’Est »), du nom de la parcelle sur laquelle il construit en 1082 apr. J.-C. la Salle des Neiges qui lui tient lieu de cabinet : « Sur un flanc de la Pente de l’Est, Maître Su acquit un potager abandonné. Il l’aménagea, l’entoura de murs et y construisit une pièce d’audience qu’il nomma sur un panneau horizontal la Salle des Neiges 3. Il avait peint sur les quatre parois… un paysage d’hiver ininterrompu. Qu’il se levât, s’assît, montât et descendît, regardât tout l’espace ou furtivement, tout n’était que neiges. Maître Su y résidait et il avait vraiment trouvé là sa place dans le monde » 4. Poète, prosateur, peintre à ses heures, Su Dongpo a porté à la perfection l’impression d’aisance et de naturel que dégage la poésie chinoise sous le règne des Song 5. Cette impression est due à la spontanéité des pensées exprimées, à la concision des images — simples suggestions donnant uniquement les traits les plus essentiels pour provoquer l’effet voulu :
« La vie de l’homme :
L’empreinte d’une oie sauvage sur la neige.
Envolé, l’oiseau est déjà loin »
- En chinois 蘇軾. Autrefois transcrit Su Shih, Su She ou Sou Che.
- En chinois 蘇東坡. Autrefois transcrit Su Dongbo, Su Tung po, Sou Toung-po, Sou Tong-p’o ou Sou Tong-p’ouo.
- En chinois 雪堂.
- « Commémorations », p. 276.
- De l’an 960 à l’an 1279.