Il s’agit du « Dieu à quatre têtes » de M. Lokenath Bhattacharya, auteur hindou d’expression bengali et française. Il naquit à Bhatpara1, ville aux bords du Gange. Chaque soir, assis sur les marches baignées par les eaux diaphanes, il contemplait les sommets des temples qui s’alignaient sur la rive d’en face, et le temps s’écoulait pour lui aussi paisiblement que les ondes du fleuve. La famille de M. Bhattacharya au sens le plus large demeurait sous un même toit : ses grands-parents paternels, ses parents et ses deux frères cadets, chacun avec son épouse et ses enfants. Tous faisaient partie d’un même ensemble, comme les feuilles d’un même arbre. Tous exerçaient, d’ailleurs, le même métier : c’étaient des professeurs de sanscrit, pieux et traditionnels. Lui, il avait horreur de leur austérité qui ne laissait aucune place aux épanchements : « Dans ma famille respectée [mais] orthodoxe, réactionnaire, la musique était un tabou. Je devais aller chanter dans les toilettes ! J’ai dû étudier le sanscrit avant le bengali »2. Suite à une querelle familiale, ses parents quittèrent Bhatpara et s’installèrent à Calcutta : « une ville insupportable… une ogresse », dit-il3. Il vécut l’éloignement du fleuve bien-aimé comme une blessure, une absence qui ne sera jamais comblée. À partir de 1950, il apprit le français à l’Alliance française de Calcutta et il put même partir en France, boursier de l’Université de Paris, grâce à un des élèves de son père. Puis, il découvrit la littérature française : « Rimbaud, un choc incroyable »4. Il se lança bientôt dans une traduction bengali d’« Une Saison en enfer ». Ce fut même le premier livre auquel il apposa son nom, avant de s’attaquer, par une sorte de bizarre grand écart, à des traductions de Descartes (« Discours de la méthode »), de Romain Rolland (« Gandhi » et « Inde : journal »), de Molière (« Tartuffe »), de Sartre (« Les Mots ») et enfin d’Henri Michaux. Michaux, de son côté, fut le véritable introducteur en France des textes personnels de M. Bhattacharya, qu’il défendit auprès de divers éditeurs. Ces textes, écrits originellement en bengali, furent des occasions pour l’auteur de se relire, de sorte qu’il existe deux œuvres de M. Bhattacharya : une française et une bengali, la première réinventée à partir de la seconde.
poésie indienne (de l’Inde)
Narasiṃha, « Au point du jour : les “prabhātiyāṃ” »

éd. École française d’Extrême-Orient, coll. Publications de l’École française d’Extrême-Orient, Paris
Il s’agit des « Prières du matin » (« Prabhâtiyâṃ »1) de Narasiṃha Mahetâ2, poète et saint hindou (XVe siècle apr. J.-C.), également connu sous le nom simplifié de Narsi Mehta. L’État du Gujarat vénère en lui son plus grand écrivain, son « âdi kavi » (son « premier poète »). Narasiṃha ne fut pas, en réalité, le premier. Les découvertes modernes ont révélé toute une littérature gujaratie datant déjà du XIIe siècle. Mais il reste vrai que Narasiṃha est le premier en importance, et le seul dont l’œuvre a été transmise de génération en génération, jouissant toujours d’une grande popularité. Gandhi, l’autre fils célèbre du Gujarat, s’est référé à lui à maintes reprises et lui a emprunté le terme « fidèles de Dieu » pour désigner les intouchables. En effet, dans un de ses poèmes autobiographiques, Narasiṃha nous raconte comment les intouchables le supplièrent, un jour, de venir faire un récital chez eux, et comment il accepta d’y aller, en faisant fi des interdits. Toute sa vie ensuite, il fut persécuté par les sarcasmes et le mépris des brahmanes nâgara, auxquels il appartenait, et qui formaient la caste la plus élevée du Gujarat ; une fois, il se vit forcé de leur répondre dans une discussion publique : « Je suis ainsi, je suis tel que vous me dites ! Le seul mauvais, plus mauvais que le plus mauvais ! Traitez-moi comme vous voudrez, mais mon amour est encore plus fort. Je suis ce Narasiṃha qui agit à la légère, mais… tous ceux qui se croient supérieurs aux “fidèles de Dieu”, vainement passent leur vie »3. La légende rapporte qu’à ces mots, Viṣṇu Lui-même apparut au milieu du cénacle et, en guise d’approbation, jeta une guirlande autour du cou de notre poète.
« Le Veda : premier livre sacré de l’Inde. Tome II »
Il s’agit du « Ṛgveda »1, de l’« Atharvaveda »2 et autres hymnes hindous portant le nom de Védas (« sciences sacrées ») — nom dérivé de la même racine « vid » qui se trouve dans nos mots « idée », « idole ». Il est certain que ces hymnes sont le plus ancien monument de la littérature de l’Inde (IIe millénaire av. J.-C.). On peut s’en convaincre déjà par leur langue désuète qui arrête à chaque pas interprètes et traducteurs ; mais ce qui le prouve encore mieux, c’est qu’on n’y trouve aucune trace du culte aujourd’hui omniprésent de Râma et de Kṛṣṇa. Je ne voudrais pas, pour autant, qu’on se fasse une opinion trop exagérée de leur mérite. On a affaire à des bribes de magie décousues, à des formules de rituel déconcertantes, sortes de balbutiements du verbe, dont l’originalité finit par agacer. « Les savants, depuis [Abel] Bergaigne surtout, ont cessé d’admirer dans les Védas les premiers hymnes de l’humanité ou de la “race aryenne” en présence [de] la nature… À parler franc, les trois quarts et demi du “Ṛgveda” sont du galimatias. Les indianistes le savent et en conviennent volontiers entre eux », dit Salomon Reinach3. La rhétorique védique est, en effet, une rhétorique bizarre, qui effarouche les meilleurs savants par la disparité des images et le chevauchement des sens. Elle se compose de métaphores sacerdotales, compliquées et obscures à dessein, parce que les prêtres védiques, qui vivaient de l’autel, entendaient s’en réserver le monopole. Souvent, ces métaphores font, comme nous dirions, d’une pierre deux coups. Deux idées, associées quelque part à une troisième, sont ensuite associées l’une à l’autre, alors qu’elles hurlent de dégoût de se voir ensemble. Voici un exemple dont l’étrangeté a, du moins, une saveur mythologique : Le « soma » (« liqueur céleste ») sort de la nuée. La nuée est une vache. Le « soma » est donc un lait, ou plutôt, c’est un beurre qui a des « pieds », qui a des « sabots », et qu’Indra trouve dans la vache. Le « soma » est donc un veau qui sort d’un « pis », et ce qui est plus fort, du pis d’un mâle, par suite de la substitution du mot « nuée » avec le mot « nuage ». De là, cet hymne :
« Voilà le nom secret du beurre :
“Langue des dieux”, “nombril de l’immortel”.
Proclamons le nom du beurre,
Soutenons-le de nos hommages en ce sacrifice !…
Le buffle aux quatre cornes l’a excrété.
Il a quatre cornes, trois pieds…
Elles jaillissent de l’océan spirituel,
Ces coulées de beurre cent fois encloses,
Invisibles à l’ennemi. Je les considère :
La verge d’or est en leur milieu », etc.
- En sanscrit « ऋग्वेद ». Parfois transcrit « Rk Veda », « Rak-véda », « Ragveda », « Rěgveda », « Rik-veda », « Rick Veda » ou « Rig-ved ».
- En sanscrit « अथर्ववेद ».
- « Orpheus : histoire générale des religions », p. 77-78. On peut joindre à cette opinion celle de Voltaire : « Les Védas sont le plus ennuyeux fatras que j’aie jamais lu. Figurez-vous la “Légende dorée”, les “Conformités de saint François d’Assise”, les “Exercices spirituels” de saint Ignace et les “Sermons” de Menot joints ensemble, vous n’aurez encore qu’une idée très imparfaite des impertinences des Védas » (« Lettres chinoises, indiennes et tartares », lettre IX).
Kabîr, « Le Fils de Ram et d’Allah : anthologie de poèmes »
Il s’agit de Kabîr1, surnommé « le tisserand de Bénarès », l’un des poètes les plus populaires de l’Inde, et l’un des fondateurs de la littérature hindi, bien qu’il n’ait peut-être jamais rien écrit (XVe-XVIe siècle apr. J.-C.). Non seulement il a employé le hindi, mais il a insisté sur l’avantage de se servir de cette langue orale, en s’élevant contre l’emploi du sanscrit et de toute autre langue savante. Car, comme Socrate, Kabîr se méfiait de l’écriture, qui était pour lui une lettre morte, un simulacre, et ne jugeait vraie que la parole intérieure de l’âme : « Je n’ai jamais touché », dit-il2, « ni encre, ni papier. Ma main jamais n’a tenu de plume. La grandeur des quatre âges, Kabîr la fait naître des paroles de sa bouche ». Sa renommée repose sur les cinq cents couplets (« dohâs »3) et les cent stances (« padas »4) transcrits par ses disciples, et dont des morceaux choisis figurent dans le « Gourou Granth Sahib », le livre saint des sikhs. Ils se distinguent par leur valeur poétique, par leur concision et intensité, mais aussi et surtout par la rencontre des deux traditions islamique et hindoue. Fils illégitime d’une veuve brahmane, adopté par un tisserand musulman, Kabîr rêvait d’amalgamer hindouisme et islam en une seule et même religion mystique. Lui-même se disait « l’enfant d’Allah et de Râma » et estimait que les deux traditions, malgré leurs noms différents, étaient des « pots de la même argile »5. On raconte que lorsqu’il fut sur le point de mourir, les hindouistes déclarèrent qu’il fallait le brûler ; les musulmans — qu’il fallait l’enterrer. Il s’éteignit recouvert par son drap. Les deux partis, après d’interminables querelles, finirent par s’approcher du cadavre et soulevèrent le linceul ; mais ils virent qu’il n’y avait que des fleurs, et pas de corps. Les hindouistes prirent la moitié des fleurs, les brûlèrent et élevèrent en cet endroit un mausolée. Les musulmans prirent l’autre moitié et construisirent un sanctuaire pour les y mettre. « Il y a donc aujourd’hui à Maghar6 deux monuments dédiés à Kabîr », dit Mme Charlotte Vaudeville7. « Dressés l’un à côté de l’autre, ils témoignent de l’irréductible contradiction que le génie même du réformateur devait être finalement impuissant à résoudre. Tragique destin de ce prophète de l’unité ! »
« Le Veda : premier livre sacré de l’Inde. Tome I »
Il s’agit du « Ṛgveda »1, de l’« Atharvaveda »2 et autres hymnes hindous portant le nom de Védas (« sciences sacrées ») — nom dérivé de la même racine « vid » qui se trouve dans nos mots « idée », « idole ». Il est certain que ces hymnes sont le plus ancien monument de la littérature de l’Inde (IIe millénaire av. J.-C.). On peut s’en convaincre déjà par leur langue désuète qui arrête à chaque pas interprètes et traducteurs ; mais ce qui le prouve encore mieux, c’est qu’on n’y trouve aucune trace du culte aujourd’hui omniprésent de Râma et de Kṛṣṇa. Je ne voudrais pas, pour autant, qu’on se fasse une opinion trop exagérée de leur mérite. On a affaire à des bribes de magie décousues, à des formules de rituel déconcertantes, sortes de balbutiements du verbe, dont l’originalité finit par agacer. « Les savants, depuis [Abel] Bergaigne surtout, ont cessé d’admirer dans les Védas les premiers hymnes de l’humanité ou de la “race aryenne” en présence [de] la nature… À parler franc, les trois quarts et demi du “Ṛgveda” sont du galimatias. Les indianistes le savent et en conviennent volontiers entre eux », dit Salomon Reinach3. La rhétorique védique est, en effet, une rhétorique bizarre, qui effarouche les meilleurs savants par la disparité des images et le chevauchement des sens. Elle se compose de métaphores sacerdotales, compliquées et obscures à dessein, parce que les prêtres védiques, qui vivaient de l’autel, entendaient s’en réserver le monopole. Souvent, ces métaphores font, comme nous dirions, d’une pierre deux coups. Deux idées, associées quelque part à une troisième, sont ensuite associées l’une à l’autre, alors qu’elles hurlent de dégoût de se voir ensemble. Voici un exemple dont l’étrangeté a, du moins, une saveur mythologique : Le « soma » (« liqueur céleste ») sort de la nuée. La nuée est une vache. Le « soma » est donc un lait, ou plutôt, c’est un beurre qui a des « pieds », qui a des « sabots », et qu’Indra trouve dans la vache. Le « soma » est donc un veau qui sort d’un « pis », et ce qui est plus fort, du pis d’un mâle, par suite de la substitution du mot « nuée » avec le mot « nuage ». De là, cet hymne :
« Voilà le nom secret du beurre :
“Langue des dieux”, “nombril de l’immortel”.
Proclamons le nom du beurre,
Soutenons-le de nos hommages en ce sacrifice !…
Le buffle aux quatre cornes l’a excrété.
Il a quatre cornes, trois pieds…
Elles jaillissent de l’océan spirituel,
Ces coulées de beurre cent fois encloses,
Invisibles à l’ennemi. Je les considère :
La verge d’or est en leur milieu », etc.
- En sanscrit « ऋग्वेद ». Parfois transcrit « Rk Veda », « Rak-véda », « Ragveda », « Rěgveda », « Rik-veda », « Rick Veda » ou « Rig-ved ».
- En sanscrit « अथर्ववेद ».
- « Orpheus : histoire générale des religions », p. 77-78. On peut joindre à cette opinion celle de Voltaire : « Les Védas sont le plus ennuyeux fatras que j’aie jamais lu. Figurez-vous la “Légende dorée”, les “Conformités de saint François d’Assise”, les “Exercices spirituels” de saint Ignace et les “Sermons” de Menot joints ensemble, vous n’aurez encore qu’une idée très imparfaite des impertinences des Védas » (« Lettres chinoises, indiennes et tartares », lettre IX).
Jayadeva, « “Gita govinda”, Le Chant du berger : poème »
Il s’agit du « Gîta govinda »1 (« Le Chant du bouvier »), pièce à la fois chantée et dansée en l’honneur de Kṛṣṇa. Ce que l’on sait sur Jayadeva2, qui est l’auteur de cette pièce (XIIe siècle apr. J.-C.), se borne à des légendes. On raconte qu’à la mort de ses parents, le poète se mit en route vers le temple de Jagannâtha avec l’intention d’y adorer Kṛṣṇa. En chemin, cependant, il tomba d’inanition, accablé par la chaleur du soleil. Un bouvier, qui gardait son troupeau aux alentours, l’aperçut et vint le secourir en lui offrant du lait caillé. Lorsque Jayadeva arriva enfin au temple, quelle ne fut pas sa surprise quand il vit, à la place de la statue de Jagannâtha, le jeune homme qu’il venait de quitter ! Comprenant à l’instant que son sauveur était en réalité Kṛṣṇa, il en conçut l’idée du « Gîta govinda ». On prétend également que le poète hésitait un jour à écrire un vers susceptible de critique, et avant de prendre une décision, il prépara la page, puis descendit se baigner à la rivière. Pendant ce temps, Kṛṣṇa lui-même ayant pris les traits de Jayadeva, écrivit sur la page le vers qui avait embarrassé Jayadeva, laissa le carnet ouvert et se retira. Lorsque Jayadeva revint et qu’il vit cela, il fut étonné et interrogea sa femme à ce sujet. Elle lui dit : « Vous êtes revenu et avez écrit ce vers : quel autre que vous aurait touché à votre carnet ? »3 Jayadeva, très touché par cet événement, alla dans la forêt, où il vit un arbre étonnant : sur chaque feuille de cet arbre étaient écrits des hymnes du « Gîta govinda ».