le comte de Maistre, « Œuvres complètes. Tome XI. Correspondance, part. 3 (1808-1810) »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de la «Cor­res­pon­dance» du comte , am­bas­sa­deur du roi de Sar­daigne en , mi­nistre d’État. Es­prit élevé et pé­né­trant, tou­jours en éveil et tou­jours phi­lo­so­phant, le comte de Maistre est pour­tant resté en de­hors des grands hé­ri­tiers du XVIIIe siècle dont on re­com­mande la lec­ture aux élèves. On a parlé de lui ou pour le com­battre ou pour l’encenser; et on a bien fait en un sens. Il mé­rite d’être com­battu en tant que pen­seur du ca­tho­li­cisme le plus obs­cu­ran­tiste et le moins ré­for­mable; mais en­censé en tant que cau­seur vif et écla­tant et de la pro­vo­ca­tion. Le sys­tème de de Maistre, comme la plu­part des faux sys­tèmes, peut se ré­su­mer en un mot : l’ ab­so­lue. Cette unité ne peut être at­teinte par les hommes que si un pou­voir tout aussi les réunit. Le re­pré­sen­tant de ce pou­voir, d’après Maistre, est le pape dans le do­maine spi­ri­tuel, le roi dans le do­maine tem­po­rel, qui lui donnent son ca­rac­tère su­prême, in­dé­fec­tible et  : «L’un et l’autre», dit-il 1, «ex­priment cette haute puis­sance qui les do­mine toutes… qui gou­verne et n’est pas gou­ver­née, qui juge et n’est pas ju­gée». Voilà l’autorité consti­tuée : au­to­rité re­li­gieuse d’une part, au­to­rité ci­vile de l’autre. Rien de tout cela ne doit être confié aux et aux ; et à plus forte au bas . L’anarchie me­nace dès que l’insolente du pou­voir est pos­sible : «Il fau­drait avoir perdu l’esprit», s’exclame Maistre 2, «pour croire que ait chargé les aca­dé­mies de nous ap­prendre ce qu’Il est et ce que nous Lui de­vons; il ap­par­tient aux pré­lats, aux nobles… d’être les dé­po­si­taires et les gar­diens des vé­ri­tés conser­va­trices, d’apprendre aux na­tions… ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre mo­ral et spi­ri­tuel. Les autres n’ont pas de rai­son­ner sur ces sortes de ma­tières!» Ce n’est pas à la masse aveugle qu’il ap­par­tient de ré­flé­chir sur les prin­cipes obs­curs et sans ap­pel aux­quels elle est as­su­jet­tie; car «il y a des choses qu’on dé­truit en les mon­trant» 3. Maistre va bien plus loin. Dans ses «Lettres sur l’», il épouse la cause d’un tri­bu­nal qui a fait cou­ler des tor­rents de , et qu’il ose dé­crire comme le «plus cir­cons­pect» et le «plus hu­main» de tout l’univers. Il lui at­tri­bue le main­tien en de la et de la contre les­quelles est ve­nue s’user la puis­sance de Na­po­léon. Si la avait eu le de jouir de l’Inquisition, les dé­sastres de la au­raient été évi­tés. De là à croire que «les abus valent in­fi­ni­ment mieux que les » 4 il n’y a qu’un pas. Maistre le fran­chit! Il est si dé­rai­son­nable, si ré­ac­tion­naire qu’il semble avoir été in­venté pour nous aga­cer : «Il brave, il dé­fie, il in­vec­tive, il ir­rite…; il va jusqu’à l’absurde et jusqu’au sup­plice… Que se­rait un au­tel en­touré de po­tences? Est-ce là de la per­sua­sive? N’est-ce pas plu­tôt une pro­vo­ca­tion à toute in­dé­pen­dante qui veut ado­rer et non trem­bler?», écrira La­mar­tine dans son «Cours fa­mi­lier de lit­té­ra­ture».

Ce­pen­dant, si les œuvres de Maistre sont en grande par­tie nées de l’outrance et de l’extrême, elles sont aussi nées du voyage. En 1802, notre comte re­ce­vait du roi de Sar­daigne l’ordre de se rendre à Saint-Pé­ters­bourg en qua­lité de mi­nistre plé­ni­po­ten­tiaire. Tout en res­tant lui-même, les évé­ne­ments aux­quels il fut mêlé l’enrichirent d’ nou­velles; et on peut le dire, il mon­tra du­rant ses qua­torze an­nées de sé­jour à la Cour de Rus­sie une di­gnité pleine de dé­li­ca­tesse et une po­li­tesse di­plo­ma­tique ad­mi­rées des et cruel­le­ment ab­sentes de ses ou­vrages de ou de doc­trine. Il se re­posa de ses ex­cès; il se plia à la cou­tume lo­cale des grands sou­pers et des pro­pos de table sur les ri­vages de la ma­jes­tueuse Néva, vé­ri­tables «sym­po­siums» («») à la fa­çon an­tique où l’on abor­dait les ques­tions les plus graves. Un té­moin, Sté­pan Ji­kha­rev 5, note le 26 fé­vrier 1807 dans ses car­nets : «Je n’aurais pas voulu pas­ser avec le comte de Maistre une se­maine en tête à tête, car il m’aurait sû­re­ment trans­formé en pro­sé­lyte. Il est plein d’esprit, il a une éru­di­tion sans bornes, il parle comme Ci­cé­ron; et ses pa­roles sont tel­le­ment convain­cantes, qu’il est dé­ci­dé­ment im­pos­sible de ne pas par­ta­ger ses opi­nions». C’est à la suite de ces soi­rées si in­té­res­santes que Maistre en­tre­prit et ter­mina le plus beau de ses  : ce­lui qui ef­face tous les dé­fauts des autres. J’ai nommé «Les Soi­rées de Saint-Pé­ters­bourg». Dans ces su­blimes , trois in­ter­lo­cu­teurs — un (le sé­na­teur), un (le che­va­lier) sans ou­blier le comte lui-même — agitent pen­dant les cré­pus­cules d’été les su­jets les plus dif­fi­ciles à cer­ner, tan­dis que le des­cend sous l’, et qu’ils jouissent, avec dé­lice, de ce demi-jour doré où semblent comme s’entendre pour for­mer un voile trans­pa­rent, qui couvre im­per­cep­ti­ble­ment la ville. La lec­ture ache­vée, on sent qu’on a lu un maître.

Dans ses «Sou­ve­nirs d’enfance et de », Re­nan nous confie : «Je sor­tis de mes études clas­siques sans avoir lu Vol­taire; mais je sa­vais par cœur “Les Soi­rées de Saint-Pé­ters­bourg”». Le prince Alexandre Stourdza quant à lui 6 ajoute : «M. de Maistre était sans contre­dit le per­son­nage le plus mar­quant du lieu et de l’époque où nous vi­vions : je veux dire la Cour de l’Empereur Alexandre et le écoulé de 1807 à 1820. Les cercles d’élite de la ca­pi­tale du Sep­ten­trion 7 am­bi­tion­naient tous la pré­sence du comte de Maistre; les , les , les sa­vants, les ai­mables as­pi­raient éga­le­ment à jouir de sa . On était tout oreille lorsqu’[il] s’abandonnait au cours lim­pide de son , riait de bon cœur, ar­gu­men­tait avec grâce et ani­mait la conver­sa­tion…» «Les “Soi­rées” sont mon ou­vrage chéri», dira Maistre quelques mois avant sa  8. «J’y ai versé ma tête!… Vous y ver­rez peu de chose peut-être; mais, au moins, tout ce que je sais.»

Es­prit tou­jours en éveil, tou­jours pré­oc­cupé de phi­lo­so­pher

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du de la «Cor­res­pon­dance» : «Tu au­ras peine à me re­con­naître, tant j’ai vieilli. Je ne suis pas “gris comme un âne”, comme di­sait notre ami Costa, mais “blanc comme un cygne”. Cela est plus élé­gant et plus triste. Que veux-tu, ma chère Adèle, il faut obéir au temps.

Son vol im­pé­tueux me et me pour­suit.
Je n’occupe qu’un point de la vaste éten­due;
Et mon âme éper­due,
Sous mes pas chan­ce­lants, voit ce point qui s’enfuit. 9

J’aurais ce­pen­dant bien mau­vaise grâce de me plaindre d’être ainsi poussé par le temps; ce qui me fâche, c’est de faire le voyage loin de toi, et de ne pou­voir ja­ser avec toi pen­dant que la barque vole» 10.

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. «Tome II», p. 2. Icône Haut
  2. «Tome V», p. 108. Icône Haut
  3. «Tome VII», p. 38. Icône Haut
  4. «Cor­res­pon­dance di­plo­ma­tique de 1803 à 1810». Icône Haut
  5. En russe Степан Жихарев. Par­fois trans­crit Sté­phane Gi­kha­rev. Icône Haut
  1. «Œuvres post­humes re­li­gieuses, his­to­riques, phi­lo­so­phiques et lit­té­raires. Tome III», p. 170. Icône Haut
  2. On a ap­pelé Pé­ters­bourg la «ca­pi­tale nor­dique», la «fe­nêtre sur l’» et la « du Sep­ten­trion» («Saint-Pé­ters­bourg : une fe­nêtre sur la Rus­sie; sous la di­rec­tion d’Ewa Bé­rard», éd. de la Mai­son des de l’homme, Pa­ris). Icône Haut
  3. «Tome XIV», p. 250. Icône Haut
  4. «Ode sur le temps» d’Antoine-Léonard Tho­mas. Icône Haut
  5. p. 11. Icône Haut