Schiller, « Esthétique »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit des « Lettres sur l’éducation es­thé­tique de l’homme » (« Briefe über die äs­the­tische Er­zie­hung des Men­schen ») et autres trai­tés phi­lo­so­phiques de Schil­ler. L’espace com­pris entre les an­nées 1792 et 1795 marque un ré­pit dans les pro­duc­tions théâ­trales de Schil­ler. Don­nant quelque at­ten­tion aux ten­dances de son temps, le dra­ma­turge se livre à de grandes ré­flexions sur l’écart qu’il ob­serve entre la forme mo­derne de l’humanité et la forme an­cienne — la grecque par­ti­cu­liè­re­ment. Se­lon Schil­ler, à l’époque de l’heureux éveil grec, l’homme, à la fois phi­lo­sophe et ar­tiste, à la fois dé­li­cat et éner­gique, ne ren­fer­mait pas son ac­ti­vité dans les li­mites de ses fonc­tions ; il pos­sé­dait en soi l’essence to­tale de l’humanité ; et fa­vo­rable in­dif­fé­rem­ment à toutes les ma­ni­fes­ta­tions hu­maines, il n’en pro­té­geait au­cune ex­clu­si­ve­ment. « Comme il en est au­tre­ment chez nous autres, mo­dernes ! », dit Schil­ler1. Chez nous, l’image de l’espèce est dis­tri­buée, dis­per­sée dans les in­di­vi­dus à l’état de frag­ments, de telle sorte que les forces spi­ri­tuelles de l’humanité se montrent sé­pa­rées, et qu’il faut ad­di­tion­ner la sé­rie des in­di­vi­dus pour re­cons­ti­tuer la to­ta­lité de l’espèce. « Chez nous… nous voyons non seule­ment des in­di­vi­dus iso­lés, mais des classes en­tières d’hommes ne dé­ve­lop­per qu’une par­tie de leurs fa­cul­tés », dit Schil­ler2. C’est la ci­vi­li­sa­tion elle-même qui a fait cette bles­sure au monde mo­derne. Aus­si­tôt que, d’une part, une ex­pé­rience plus éten­due eut amené une di­vi­sion plus exacte des sciences, et que, de l’autre, la ma­chine com­pli­quée des États eut rendu né­ces­saire une sé­pa­ra­tion plus ri­gou­reuse des classes et des tâches so­ciales, le lien in­time de la na­ture hu­maine fut rompu. Une per­ni­cieuse lutte suc­céda à l’harmonie qui ré­gnait entre les di­verses sphères hu­maines. « La rai­son in­tui­tive et la rai­son spé­cu­la­tive se ren­fer­mèrent hos­ti­le­ment dans leurs do­maines sé­pa­rés, dont elles com­men­cèrent à gar­der les fron­tières avec mé­fiance et ja­lou­sie », dit Schil­ler3. Éter­nel­le­ment en­chaîné à un seul pe­tit frag­ment du tout, l’homme mo­derne ne se forme que comme frag­ment ; n’ayant sans cesse dans l’oreille que le bruit mo­no­tone de la roue qu’il fait tour­ner, il ne dé­ve­loppe ja­mais l’harmonie de sa na­ture ; et au lieu d’imprimer à son être le ca­chet de l’humanité, il fi­nit par n’être plus que l’empreinte de l’occupation à la­quelle il se consacre, de la science qu’il cultive. Et Schil­ler de conclure : « Quel que soit le pro­fit ré­sul­tant… de ce per­fec­tion­ne­ment dis­tinct et spé­cial des fa­cul­tés hu­maines, on ne peut nier que ce… soit une cause de souf­france et comme une ma­lé­dic­tion pour les in­di­vi­dus. Les exer­cices du gym­nase forment, il est vrai, des corps ath­lé­tiques, mais ce n’est que par le jeu libre et égal des membres que se dé­ve­loppe la beauté. De même, la ten­sion des forces spi­ri­tuelles iso­lées peut créer des hommes ex­tra­or­di­naires ; mais ce n’est que l’équilibre… de ces forces qui peut pro­duire des hommes heu­reux et ac­com­plis »4.

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises des « Lettres sur l’éducation es­thé­tique de l’homme », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle d’Adolphe Re­gnier.

« Diese Stimme scheint aber kei­nes­wegs zum Vor­teil der Kunst aus­zu­fal­len, der­je­ni­gen we­nig­stens nicht, auf welche al­lein meine Un­ter­su­chun­gen ge­rich­tet sein wer­den. Der Lauf der Be­ge­ben­hei­ten hat dem Ge­nius der Zeit eine Rich­tung ge­ge­ben, die ihn je mehr und mehr von der Kunst des Ideals zu ent­fer­nen droht. Diese muß die Wirk­li­ch­keit ver­las­sen und sich mit anstän­di­ger Kühn­heit über das Bedürf­nis erhe­ben ; denn die Kunst ist eine Toch­ter der Frei­heit, und von der Not­wen­dig­keit der Geis­ter, nicht von der Not­durft der Ma­te­rie will sie ihre Vor­schrift emp­fan­gen. Jetzt aber herr­scht das Bedürf­nis und beugt die ge­sun­kene Men­sch­heit un­ter sein ty­ran­nisches Joch. Der “Nut­zen” ist das große Idol der Zeit, dem alle Kräfte fro­nen und alle Ta­lente hul­di­gen sol­len. Auf die­ser gro­ben Wage hat das geis­tige Ver­dienst der Kunst kein Ge­wicht, und al­ler Auf­mun­te­rung be­raubt, ver­sch­win­det sie von dem lär­men­den Markt des Jah­rhun­derts. »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Cette voix du siècle, il faut le dire, ne pa­raît nul­le­ment se pro­non­cer en fa­veur de l’art, de ce­lui du moins qui sera l’objet ex­clu­sif de mes re­cherches. Le cours des évé­ne­ments a donné au gé­nie du temps une di­rec­tion qui me­nace de l’éloigner de plus en plus de l’art de l’idéal. Cet art doit aban­don­ner le do­maine du réel et s’élever avec une noble har­diesse au-des­sus du be­soin : l’art est fils de la li­berté et il veut re­ce­voir la loi non de l’indigence de la ma­tière, mais des condi­tions né­ces­saires de l’esprit. Aujourd’hui ce­pen­dant, c’est le be­soin qui règne et qui courbe sous son joug ty­ran­nique l’humanité dé­chue. L’“utile” est la grande idole de l’époque : toutes les forces s’emploient à son ser­vice, tous les ta­lents lui rendent hom­mage. Dans cette ba­lance gros­sière, le mé­rite spi­ri­tuel de l’art n’est d’aucun poids et, privé de tout en­cou­ra­ge­ment, il dis­pa­raît du mar­ché bruyant du siècle. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Re­gnier

« Or, la voix de [ce siècle] ne pa­raît nul­le­ment s’élever en fa­veur de l’art ; à tout le moins ne se fait-elle pas en­tendre en fa­veur de ce­lui au­quel mes re­cherches vont ex­clu­si­ve­ment s’appliquer. Le cours des évé­ne­ments a donné à l’esprit du temps une orien­ta­tion qui me­nace de l’éloigner tou­jours plus de l’art idéa­liste. Ce der­nier a pour de­voir de se dé­ta­cher de la réa­lité et de se haus­ser avec une conve­nable au­dace au-des­sus du be­soin ; car l’art est fils de la li­berté et il veut que sa règle lui soit pres­crite par la né­ces­sité in­hé­rente aux es­prits, non par les be­soins de la ma­tière. Or main­te­nant, c’est le be­soin qui règne en maître et qui courbe l’humanité dé­chue sous son joug ty­ran­nique. L’“utilité” est la grande idole de l’époque : elle de­mande que toutes les forces lui soient as­ser­vies et que tous les ta­lents lui rendent hom­mage. Sur cette ba­lance gros­sière, le mé­rite spi­ri­tuel de l’art est sans poids ; privé de tout en­cou­ra­ge­ment, ce­lui-ci se re­tire de la ker­messe bruyante du siècle. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ro­bert Le­roux (éd. Au­bier, coll. bi­lingue des clas­siques étran­gers, Pa­ris)

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