Il s’agit des poèmes de Yamamoto Eizô 1, ermite japonais (XVIIIe-XIXe siècle), plus connu sous le surnom de Ryôkan 2. Enfant taciturne et solitaire, adonné à de vastes lectures, il réfléchissait, dès son plus jeune âge, sur la vie et sur la mort. Une nuit, il comprit que c’était le Bouddha qui pourrait donner réponse à ses questions existentielles. Au petit matin, s’étant rasé la tête, il prit quelques affaires. Sur le pas de la porte, il serra dans ses bras ses six frères et sœurs : « Prenant mes mains dans les siennes, ma mère a longtemps fixé mon visage. C’[est] comme si l’image de son visage est encore devant mes yeux. Lorsque j’ai demandé congé, elle m’a dit, de sa parole devenue austère : “Ne laisse jamais dire aux gens rencontrés que tu as en vain quitté le monde”. Aujourd’hui, je me rappelle ses mots et me donne cette leçon matin et soir » 3. Dans son ermitage au toit de chaume, Ryôkan restait cloîtré, quelquefois pendant des jours, à méditer, à lire des classiques et à composer des poèmes. Un de ses contemporains 4, qui s’y abrita de la pluie, raconte 5 : « [À] l’intérieur de cet ermitage, je ne vois aucun autre bien qu’une seule statue du Bouddha en bois, posée debout, et deux volumes de livres mis sur un petit accoudoir, installé au pied de la fenêtre. J’ouvre le livre pour savoir de quelle œuvre il s’agit. C’est une édition xylographique de “L’Œuvre complète” de Tchouang-tseu. Dans ce livre sont insérées des calligraphies, tracées en style cursif, d’anciens poèmes chinois, qui semblent être l’œuvre de ce moine. N’ayant pas appris de poèmes dans cette langue, je ne sus s’ils étaient de qualité, mais les calligraphies en question l’étaient à tel point qu’elles m’émerveillèrent ».
« ces poésies où résonne l’écho même du cœur », où « la pensée se livre telle quelle »
Lorsque la nourriture venait à manquer, Ryôkan prenait sa canne, sortait par la porte déjà entr’ouverte et s’en allait mendier sa nourriture. Portant un bol à aumônes, il se promenait fièrement en ville. Les enfants le remarquaient tout de suite. « Le moine fou de la montagne est aujourd’hui de retour », criaient-ils joyeux 6, et ils venaient vers lui en grappe. Ils l’accompagnaient, et sa marche devenait plus lente, son attitude plus folâtre. Laissant son bol à aumônes sur une pierre et accrochant sa besace sur la branche d’un arbre, il jouait au ballon avec eux, oubliant le lever du jour et la tombée de la nuit. « Les jeux s’enchaînent », raconte Ryôkan 7, « je ne me rends pas compte que le temps passe. Un passant me dévisage en riant : “Pourquoi vous comportez-vous ainsi ?” Je baisse la tête sans répondre ; je pourrais lui expliquer, mais à quoi bon ? » Quand les enfants ne formaient plus cercle autour de lui, il se levait et il disparaissait. On reprocha un jour à Ryôkan le fait que beaucoup de ses poèmes n’étaient pas sans défauts de rythme ou de composition. L’ermite déclara : « Je dis seulement ce que ma volonté veut dire. Comment connaîtrais-je les défauts du rythme ? Si quelqu’un est familier des règles poétiques, qu’il corrige tout de suite ces poèmes » 8. En effet, il n’avait jamais étudié sous l’autorité d’aucun maître ; seul le quotidien nourrissait son inspiration. Cependant, si ses poésies ne présentent rien de spécialement travaillé, elles ont une divine spontanéité, une innocence qui fait défaut aux œuvres ordinaires. Aussi le poète Itô Sachio appréciera-t-il « ces poésies où résonne l’écho même du cœur », où « la pensée se livre telle quelle » ; et le poète Saitô Mokichi « ces poésies qui toutes possèdent une douceur sans détour, mais permettent aussi, derrière l’apparence lisse et franche, de goûter une âme dont on sent qu’elle garde quelque chose d’inviolable : cela tient sans doute au fait qu’il s’agit de poésies relevant du style Man-yô » 9.
Voici un passage qui donnera une idée de la manière de Ryôkan :
« Le voleur parti
N’a oublié qu’une chose —
La lune à la fenêtre » 10.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Dominique Blain, « Ryokan, l’oublié du monde » (éd. Les Deux Océans, Paris).