Kenkô, « Les Heures oisives, “Tsurezure-gusa” »

éd. Gallimard-UNESCO, coll. Connaissance de l’Orient, Paris

éd. Gal­li­mard-UNESCO, coll. Connais­sance de l’Orient, Pa­ris

Il s’agit du chef-d’œuvre de la lit­té­ra­ture d’ermitage du Ja­pon : le « Ca­hier des heures oi­sives » (« Tsu­re­zure-gusa »1) du moine Yo­shida Kenkô ou Urabe Kenkô2. Ce « Ca­hier » d’une forme très libre (Kenkô pré­tend qu’il s’agit de « ba­ga­telles » écrites « au gré de ses heures oi­sives »3, d’où le titre) consti­tue un en­semble d’anecdotes cu­rieuses et édi­fiantes, em­prun­tées tant aux clas­siques chi­nois et ja­po­nais, qu’au vécu de l’auteur ; d’impressions no­tées au ca­price de la plume ; de ré­flexions de tout ordre sur l’instabilité de la vie, sur l’homme et la femme, sur la re­li­gion et la foi, sur l’amitié et l’amour ; de règles sur le cé­ré­mo­nial et l’étiquette (XIIIe-XIVe siècle). Kenkô ne se rasa la tête qu’à qua­rante-deux ans, peu après la mort de l’Empereur Go Uda4, au­quel il était at­ta­ché. Cela peut ex­pli­quer cer­taines anec­dotes amou­reuses de son œuvre, qu’il se­rait dif­fi­cile de conce­voir comme étant les pa­roles d’un re­li­gieux. S’il avait été moine dès son en­fance, il n’aurait pu écrire d’une ma­nière si vi­vante sur toutes les contin­gences de la vie hu­maine. Le mé­rite et le charme de Kenkô tiennent à sa pro­fonde culture, à son style simple et na­tu­rel, à son goût sûr et dé­li­cat, toutes qua­li­tés qui le rap­prochent de Mon­taigne. Je le tiens pour le plus grand mo­ra­liste, l’esprit le plus har­mo­nieux et le plus com­plet du Ja­pon. « Ses es­sais », dit un orien­ta­liste5, « res­semblent à la conver­sa­tion po­lie d’un homme du monde et ont cet air de sim­pli­cité et cette ai­sance d’expression qui sont en réa­lité le fait d’un art consommé. On ne peut, pour com­men­cer l’étude de l’ancienne lit­té­ra­ture ja­po­naise, faire de meilleur choix que ce­lui du “Ca­hier des heures oi­sives” ». À exa­mi­ner ce « Ca­hier » riche de confi­dences sin­cères, il sem­ble­rait y avoir chez Kenkô deux per­son­na­li­tés : l’homme du monde, adroit et poli, qui même dans la vertu conserva un cer­tain cy­nisme ; et le bonze qui ne re­nonça au monde que pour échap­per à l’attention de ses contem­po­rains. Ces deux élé­ments de son ca­rac­tère se com­binent pour for­mer un type de vieux gar­çon ave­nant, et qui le de­vient plus en­core lorsqu’on mé­dite à loi­sir toutes les choses sen­sibles qu’il a dites, ou toutes celles qu’il a sen­ties sans les dire ou­ver­te­ment. « Le “Ca­hier des heures oi­sives” est un de ces écrits ori­gi­naux, si rares dans toutes les lit­té­ra­tures, qui mé­ritent une étude plus at­ten­tive que maints gros ou­vrages pré­ten­tieux », dit Mi­chel Re­von.

Il n’existe pas moins de trois tra­duc­tions fran­çaises du « Ca­hier des heures oi­sives », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Charles Gros­bois.

「世の人の心を惑はすこと色欲には如かず.人の心は愚かなるものかな.匂ひなどは假のものなるに,しばらく衣裳に薫物すと知りながら,えならぬ匂ひには,必ず心ときめきするものなり.久米の仙人の,物洗ふ女の脛の白きを見て,通を失ひけむは,まことに手足膚などのきよらに,肥え膏づきたらむは,外の色ならねばさもあらむかし.」

— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Rien de pire pour four­voyer le cœur des hommes que les dé­sirs sen­suels. Cœur hu­main : quelle folle chose !

Te­nez ! Un par­fum, c’est chose éva­nes­cente, mais nous avons beau sa­voir que le par­fum de l’encens sur un cos­tume ne dure qu’un mo­ment, nous avons tou­jours un bat­te­ment de cœur à hu­mer une odeur ex­quise. Ce qu’on ra­conte de l’ermite de Kume6, qui a perdu son pou­voir ma­gique à la vue de la blan­cheur des jambes d’une la­van­dière, me semble tout à fait nor­mal, car une peau, des bras et des jambes aux formes pleines sont de bien puis­santes réa­li­tés. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Gros­bois

« Rien n’égare le cœur des hommes de ce monde au­tant que la pas­sion char­nelle. Le cœur de l’homme en est ri­di­cule. Bien qu’on sache que le par­fum n’est qu’une chose em­prun­tée, un en­cens dont on a im­pré­gné les vê­te­ments pour un temps très court, ce­pen­dant le cœur bat plus fort lorsqu’on sent l’odeur ex­quise. L’ermite de Koumé, voyant la jambe blanche d’une femme qui fai­sait la les­sive, en per­dit son pou­voir sur­na­tu­rel ; et cela se conçoit, car l’apparence élé­gante et po­te­lée des bras, des jambes et de la peau n’est pas une qua­lité étran­gère. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mi­chel Re­von (dans « An­tho­lo­gie de la lit­té­ra­ture ja­po­naise : des ori­gines au XXe siècle », éd. Ch. De­la­grave, coll. Pal­las, Pa­ris)

« Rien ne nous égare au­tant que la pas­sion sexuelle. L’homme est ri­di­cule à cet égard ; mais nos cœurs battent plus fort quand l’odeur douce du par­fum nous ar­rive. Un er­mite du nom de Koumé per­dit sa science sur­na­tu­relle en voyant les jambes blanches d’une femme en train de la­ver. On peut conce­voir que même un er­mite puisse être sé­duit par les jambes jo­lies et grasses d’une femme. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ta­ké­shi Ishi­kawa (dans « Étude sur la lit­té­ra­ture im­pres­sion­niste au Ja­pon », éd. A. Pe­done, Pa­ris, p. 39-91)

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  1. En ja­po­nais « 徒然草 ». Au­tre­fois trans­crit « Tsouré-zouré-gouça », « Tsouré-dzouré-gousa » ou « Tsu­red­zure Gusa ». Haut
  2. En ja­po­nais 吉田兼好 ou 卜部兼好. En réa­lité, Kenkô est la lec­ture à la chi­noise des ca­rac­tères 兼好 qui se lisent Ka­neyo­shi à la ja­po­naise. Haut
  3. p. 45. Haut
  1. En ja­po­nais 後宇多. Au­tre­fois trans­crit Go-ouda. Haut
  2. William George As­ton. Haut
  3. D’après une lé­gende très ré­pan­due au Ja­pon, cet er­mite avait fondé le Temple de Kume (久米寺), près de Nara (奈良), et avait ac­quis des pou­voirs ma­giques ex­tra­or­di­naires. Un jour, il était ins­tallé sur un nuage, quand la dis­trac­tion qu’il se per­mit le fit choir lour­de­ment sur le sol. Haut